Esthétique technologique

Pourquoi nous intéressons-nous aux technologies? Est-ce par attrait pour la technique? Sommes-nous des “natives”, contemporain de la micro-informatique que nous manipulions enfant? Sommes-nous donc des modernes et croyons-nous qu’elles sont porteuses de changement? La raison en est toute autre, elle ne réside aucunement dans la fonction dévolue habituellement aux technologies et qui est, de loin en proche, fondamentalement instrumentale (il y aurait d’ailleurs à traquer cette instrumentalité sous-jacente dans la plupart des pratiques artistiques actuelles). Elle consiste en une ressemblance, qui est aussi une étrangeté, entre le fonctionnement de la perception et des technologies.

La seule question qui nous intéresse est de savoir comment nous en venons à la perception. Quelle est sa structure (qui dépasse toute possibilité de description logique)? Comment à partir d’elle se construit des sensations, des émotions, des pensées et un monde? Le passage insensible de l’un à l’autre par boucles récursives est complexe. Il ne saurait être résumé par une simple formule car, et c’était là toute la précision de Bergson, il faut entrer dans sa structure, dans son devenir, en faire et en refaire la genèse pour ne pas oublier l’éclat et l’émotion de sa découverte. Vous savez, lorsqu’adolescent…

Sans doute une manière essentielle, traversant l’Atlantique, de poser cette question fut/est la théorie du discours performatif ou comment les mots produisent des effets, comment dire c’est faire. Loin d’un solipsisme naïf voyant en toutes choses la projection de notre esprit, la performativité permet d’entrer dans cette structure en boucle qui produit la formule secrète de notre perception. Elle permet sans doute de discriminer les performations naïves (qui se prennent pour des descriptions) de celles qui ne s’oublient pas, qui ne se cachent pas dans leurs effets. La performation est aussi une critique de l’autorité. Une perception qui devient émotion du fait de sa réflexivité, revenant à soi, constituant sa mémoire mais qui pour cela doit aussi de mettre à distance d’elle-même. Paradoxe du sens intime dans lequel le plus proche doit être dans son éloignement même. Non pas une distance calculable entre le sujet et l’objet, mais une distance qui est en train de se former, qui est en mouvement, un mouvement irréductible et pour cette raison même, aussi infime soit-il, infranchissable. Ce qui ouvre le passage est aussi ce qui sépare.

Et ceci n’est pas sans rapport avec les technologies. Ceci est, d’un certain point de vue, au coeur même des technologies qui sont justement de langage. Un langage certes logico-mathématique, réduit pour certains à son expression la plus simple, mais qui, c’est le moins qu’on puisse dire, produit des effets sur le langage le plus quotidien, sur nos perceptions, nos émotions, nos pensées et ce monde qui ne cesse de se faire, de se défaire et de se refaire. Il y a dans les technologies un acte terrible, hégémonique, qui soumet tout à son régime, à sa mesure, à sa conception énergétique par laquelle toute chose est équivalente à autre chose. Il répond à l’acte même de la nature, sa puissance germinative, et c’est pour cette raison qu’on ne peut poser les technologies sans poser la question ontologique: quels mondes faisons-nous?

En ce sens, les technologies sont au coeur du destin de notre perception. Elles permettraient, en acte (c’est-à-dire en art), d’entrer en elle, dans ses boucles, dans ce qui se tisse entre ces mots qui ne devraient impliquer aucune séparation, mais des seuils et des passages, nommons cela des contrariétés : perception, émotion, pensée et monde. Les technologies sont la forme donnée à ces contrariétés.