Esthétique technologique

ourquoi nous intéressons-nous aux technologies ? Cette question, en apparence simple, mérite d’être examinée au-delà des réponses habituelles qui font appel à la fascination technique, à l’appartenance générationnelle des “digital natives” ou à la croyance moderniste dans leur potentiel transformateur. Notre intérêt pour les technologies pourrait bien relever d’une motivation plus profonde et plus intime : une ressemblance troublante, qui est aussi une étrangeté fondamentale, entre le fonctionnement de notre perception et celui des dispositifs technologiques.

La question de la perception

La question centrale qui nous anime concerne l’émergence de la perception elle-même. Comment en venons-nous à percevoir ? Quelle est la structure de cette perception, structure qui échappe à toute description purement logique ? Comment, à partir de cette perception première, se construisent progressivement nos sensations, nos émotions, nos pensées et, ultimement, un monde habitable ?

Ce passage insensible d’un niveau à l’autre s’effectue par boucles récursives d’une complexité irréductible. Il ne saurait être résumé par une formule simple ou une modélisation abstraite. Comme Bergson l’avait compris avec une admirable précision, il est nécessaire d’entrer dans la structure même de ce processus, de suivre son devenir, d’en faire et refaire la genèse pour ne pas perdre de vue l’éclat et l’émotion de sa découverte originelle – cette découverte que chacun de nous a pu faire, adolescent, lorsque s’est révélée pour la première fois la mystérieuse relation entre notre conscience et le monde.

Cette genèse perpétuelle de la perception nous ramène constamment à une expérience d’émerveillement primordial, à cette sensation vertigineuse que quelque chose apparaît, qu’un monde se donne à nous dans une évidence immédiate qui demeure pourtant énigmatique. Notre perception ne constitue pas un simple enregistrement passif du réel, mais une élaboration active, un processus créatif qui participe à la construction même de ce qu’elle perçoit.

La performativité : une théorie du passage

Une manière essentielle d’aborder cette question, développée notamment dans la tradition philosophique anglo-américaine, réside dans la théorie du discours performatif, ou comment les mots produisent des effets, comment dire c’est faire. Loin d’un solipsisme naïf qui verrait en toutes choses la simple projection de notre esprit, la notion de performativité nous permet d’entrer dans cette structure en boucle qui constitue la formule secrète de notre perception.

La performativité nous offre un cadre conceptuel pour discriminer entre différents types de performations. D’un côté, les performations naïves, qui se prennent pour de simples descriptions et dissimulent leur pouvoir constitutif sous l’apparence d’une objectivité neutre. De l’autre, les performations réflexives, qui ne s’oublient pas elles-mêmes, qui ne se cachent pas dans leurs effets, mais assument pleinement leur caractère constructif. Dans cette perspective, la performation constitue également une critique implicite de l’autorité, dans la mesure où elle révèle le caractère contingent et historique de ce qui se présente comme nécessaire et naturel.

La perception, dans ce cadre, peut être comprise comme une émotion qui naît de sa propre réflexivité, revenant à soi, constituant sa mémoire, mais qui, pour cela même, doit aussi se mettre à distance d’elle-même. C’est le paradoxe du sens intime, dans lequel ce qui nous est le plus proche ne devient accessible que dans son éloignement même. Il ne s’agit pas d’une distance mesurable entre un sujet et un objet préconstitués, mais d’une distance qui est en train de se former, qui est en mouvement – un mouvement irréductible et, pour cette raison même, aussi infime soit-il, infranchissable. Ce qui ouvre le passage est aussi ce qui sépare.

La technologie comme langage performatif

Cette structure paradoxale de la perception n’est pas sans rapport avec les technologies contemporaines. Elle est même, d’un certain point de vue, au cœur même de ces technologies qui sont fondamentalement des instances de langage. Un langage certes logico-mathématique, réduit pour certains à son expression la plus formelle, mais qui, c’est le moins qu’on puisse dire, produit des effets profonds sur le langage le plus quotidien, sur nos perceptions, nos émotions, nos pensées et sur ce monde qui ne cesse de se faire, de se défaire et de se refaire.

Les technologies ne sont pas de simples outils extérieurs à nous-mêmes, des instruments neutres que nous utiliserions pour des fins prédéterminées. Elles constituent des systèmes complexes de médiation qui transforment fondamentalement notre rapport au monde, notre manière de le percevoir, de l’habiter, de lui donner sens. Elles ne se contentent pas de représenter un monde préexistant, mais participent activement à sa constitution.

Il y a dans les technologies un acte puissant, parfois hégémonique, qui tend à soumettre toute réalité à son régime propre, à sa mesure spécifique, à sa conception énergétique par laquelle toute chose devient potentiellement équivalente à toute autre. Cet acte technologique répond en quelque sorte à l’acte même de la nature, à sa puissance germinative, et c’est précisément pour cette raison qu’on ne peut poser la question des technologies sans poser simultanément la question ontologique fondamentale : quels mondes faisons-nous à travers elles ?

Les boucles récursives : modèle commun de la perception et des technologies

Ce qui rapproche fondamentalement les technologies contemporaines et la perception humaine, c’est leur structure en boucles récursives. Dans les deux cas, nous observons des systèmes qui ne fonctionnent pas selon une causalité linéaire simple, mais selon des circuits complexes de rétroaction où les effets reviennent modifier leurs propres causes.

Notre perception fonctionne par de telles boucles : ce que nous percevons dépend en partie de ce que nous avons déjà perçu, de nos attentes, de nos catégories préexistantes, lesquelles sont elles-mêmes continuellement modifiées par les nouvelles perceptions qu’elles contribuent à former. Cette circularité n’est pas un défaut de notre appareil perceptif, mais sa condition même de possibilité, ce qui lui permet d’être à la fois stable et flexible, de maintenir une cohérence tout en s’adaptant aux changements.

De façon analogue, les technologies numériques contemporaines, dans leur architecture même, sont construites sur des boucles de rétroaction. L’information y circule non pas de manière unidirectionnelle, mais selon des parcours complexes et récursifs. Les systèmes d’intelligence artificielle, par exemple, apprennent en ajustant continuellement leurs paramètres en fonction des résultats qu’ils produisent. Les réseaux sociaux modifient leur contenu en fonction des interactions qu’ils suscitent, lesquelles dépendent elles-mêmes du contenu présenté.

Cette homologie structurelle entre la perception humaine et les technologies numériques explique peut-être notre fascination pour ces dernières : elles nous renvoient, comme dans un miroir étrange, une image amplifiée et transformée de nos propres processus cognitifs. Elles nous permettent d’observer, à l’extérieur de nous-mêmes, des mécanismes qui opèrent habituellement dans l’intimité inaccessible de notre conscience.

Les contrariétés perceptives

En ce sens, les technologies se trouvent au cœur même du destin de notre perception. Elles nous permettraient, en acte – c’est-à-dire dans une pratique artistique – d’entrer dans les boucles perceptives, dans ce qui se tisse entre des dimensions qui ne devraient impliquer aucune séparation radicale, mais plutôt des seuils et des passages, ce que nous pourrions nommer des contrariétés : perception, émotion, pensée et monde. Les technologies seraient ainsi la forme contemporaine donnée à ces contrariétés fondamentales.

L’art qui engage les technologies ne se contenterait plus d’utiliser ces dernières comme de simples outils au service d’une vision préexistante. Il explorerait plutôt les boucles récursives qui se forment entre nos perceptions et les dispositifs technologiques, révélant ainsi les processus habituellement invisibles par lesquels nous construisons notre expérience du monde. Il ne s’agirait plus de représenter une réalité supposée objective, mais d’exposer les mécanismes mêmes de la représentation, de rendre sensibles les processus par lesquels une réalité se constitue pour nous.

Cette approche artistique permettrait d’explorer les interstices, les zones d’indétermination où la perception n’est pas encore stabilisée en signification, où l’émotion n’est pas encore codifiée en sentiment reconnaissable, où la pensée n’est pas encore figée en concept. Elle révélerait ainsi la richesse et la complexité des processus par lesquels nous donnons sens à notre expérience, bien au-delà des modèles simplistes qui réduisent la perception à un simple enregistrement passif du réel.

La réflexivité technologique

L’intérêt profond des technologies contemporaines résiderait ainsi dans leur capacité à instaurer ce que nous pourrions nommer une réflexivité technologique – une forme de conscience de second ordre qui ne se contente pas de percevoir le monde, mais qui perçoit simultanément ses propres conditions de perception. Les dispositifs numériques, en médiatisant notre rapport au réel, rendent potentiellement visibles les filtres, les cadres, les présupposés à travers lesquels ce réel nous apparaît.

Cette réflexivité ne se limite pas à une prise de conscience intellectuelle ; elle constitue un véritable régime de sensibilité, une manière d’éprouver le monde où la médiation n’est plus vécue comme un obstacle à surmonter, mais comme une dimension constitutive de l’expérience elle-même. Elle nous invite à habiter conscient de la médiation, à vivre dans l’interface, à cultiver une attention simultanée à ce qui apparaît et à la manière dont cela apparaît.

Dans cette perspective, les technologies ne nous éloigneraient pas d’une relation authentique au monde, comme le suggèrent certaines critiques nostalgiques d’une immédiateté perdue. Elles nous offriraient plutôt la possibilité d’une relation plus lucide, plus consciente des médiations qui la constituent. Elles nous permettraient de reconnaître que toute perception est toujours déjà médiatisée, que l’immédiateté elle-même n’est jamais qu’une médiation qui s’ignore.

Si les technologies nous fascinent, ce n’est donc pas simplement pour leur nouveauté, leur puissance ou leur efficacité. C’est parce qu’elles nous révèlent quelque chose d’essentiel sur notre propre constitution perceptive. Elles nous montrent, de manière amplifiée et externalisée, les mécanismes par lesquels nous construisons notre expérience du monde.

Les algorithmes de recommandation des plateformes numériques, par exemple, nous renvoient une image déformée mais révélatrice de nos propres processus de sélection attentionnelle. Les filtres photographiques des applications mobiles exacerbent les opérations d’ajustement et de cadrage que notre perception effectue constamment. Les interfaces tactiles des smartphones reproduisent et transforment les modalités sensorielles par lesquelles nous entrons en contact avec notre environnement.

Ces technologies ne sont pas de simples extensions de nos capacités perceptives ; elles constituent des révélateurs de la structure même de notre perception. Elles nous permettent d’observer, comme dans une expérience de laboratoire à ciel ouvert, les processus habituellement invisibles par lesquels nous donnons forme à notre expérience. Elles rendent tangibles les boucles récursives, les feedbacks, les médiations qui constituent la trame de notre rapport au monde.

La double hélice

Notre relation aux technologies pourrait ainsi être pensée selon le modèle d’une double hélice, où perception et technologie s’enroulent l’une autour de l’autre dans un mouvement de co-évolution permanent. Nos capacités perceptives façonnent les technologies que nous créons, lesquelles en retour transforment nos modes de perception, qui influencent alors le développement de nouvelles technologies, et ainsi de suite dans un processus sans origine ni fin clairement assignables.

Cette co-évolution ne se limite pas à une simple influence réciproque ; elle implique une véritable intrication, une imbrication si profonde qu’il devient impossible de déterminer où finit l’humain et où commence la technique. Nos perceptions sont toujours déjà techniquement médiatisées, tandis que nos technologies sont invariablement modelées par nos structures perceptives.

Dans cette perspective, l’opposition traditionnelle entre le naturel et l’artificiel perd sa pertinence. La perception humaine n’a jamais été purement naturelle, mais toujours déjà culturellement et techniquement constituée. Et les technologies, même les plus avancées, ne sont jamais purement artificielles, mais toujours déjà informées par les structures biologiques, cognitives et culturelles de l’humanité qui les a conçues.