La politique de l’infans : mémoires d’une communauté promise
Je devais avoir 5 ou 6 ans, j’étais dans le métro avec ma mère et j’observais les anonymes qui étaient assis les uns à côté des autres. Ils semblaient pourtant se tenir à distance et éviter le contact, l’échange ou simplement le regard. Chacun était dans sa bulle, s’isolant un peu plus dans une évanescente intériorité.
Cette image me revient souvent : ces corps entassés dans un espace confiné, si proches et pourtant séparés par un abîme invisible. Je me souviens de cette sensation étrange, cette intuition enfantine d’un paradoxe fondamental de l’existence sociale : jamais les corps ne sont aussi distants que lorsqu’ils sont contraints à la proximité. Les vêtements se frôlent, les souffles se mêlent, les odeurs s’entrelacent, et pourtant chacun maintient autour de soi cette bulle imperceptible, cette zone de protection symbolique que personne n’ose franchir. Cette chorégraphie tacite de l’évitement au milieu même de la promiscuité ne m’apparaissait pas alors comme la simple expression d’une convention sociale, mais comme le symptôme d’une blessure plus profonde, d’une incapacité collective à habiter véritablement l’espace commun, à reconnaître cette communauté de fait que constitue la présence simultanée dans un même lieu.
Ces corps anonymes, assis côte à côte dans la rame du métro, ne formaient-ils pas déjà une communauté, même fugitive, même involontaire ? N’étaient-ils pas liés, pour quelques minutes, par cette expérience partagée du déplacement, par cette suspension temporaire de leurs trajectoires individuelles dans un espace-temps commun ? Je percevais confusément, avec l’acuité particulière que confère parfois l’ignorance des codes, cette possibilité inaccomplie, cette communauté potentielle qui ne parvenait pas à se reconnaître comme telle, qui préférait se réfugier dans le simulacre de la solitude plutôt que d’affronter la réalité de sa coexistence.
Je me levais alors immanquablement et je commençais à leur parler un à un, à inventer des chansons, je faisais des galipettes dans les airs m’aidant des barres en métal, je dansais, je courais dans le wagon. La plupart souriait, d’autres étaient gênés et s’enfonçaient un peu plus dans leurs épaules, d’autres encore s’adressaient à ma mère par un regard réprobateur. Elle, elle me laissait faire, me regardant et s’amusant de mes tours de magie. Elle souriait tendrement me laissant ainsi vivre ma vie avec eux, les solitaires ensembles, comprenant sans doute ce que j’essayais de déclencher, la possibilité que j’essayais de sauvegarder.
Ces interventions que je tentais alors, ces irruptions de mon corps d’enfant dans l’espace soigneusement neutralisé du transport en commun, n’étaient pas de simples expressions d’une exubérance infantile, d’une incapacité à respecter les conventions : elles constituaient une forme de résistance instinctive, pré-réflexive, à cette dissolution du commun dans la juxtaposition d’individualités isolées. En courant d’un bout à l’autre du wagon, en interpellant les inconnus, en transformant les barres métalliques en agrès de cirque improvisés, je tentais de recréer un espace partagé, une expérience commune qui transcenderait la simple coprésence physique. Je cherchais à faire apparaître, dans l’évidence sensible d’un sourire, d’un regard, d’une réaction, cette communauté latente, invisible, que chacun s’efforçait d’ignorer.
Ma mère, dans sa bienveillance, semblait comprendre la portée de ces gestes apparemment désordonnés : elle y voyait sans doute non pas la simple manifestation d’une énergie enfantine débordante, mais une tentative de préserver quelque chose d’essentiel, une possibilité d’être-ensemble que le monde adulte avait appris à refouler. Son sourire n’était pas seulement celui d’une mère attendrie par les facéties de son enfant : il était la reconnaissance silencieuse d’une vérité que ma naïveté rendait momentanément visible, d’une absence ressentie comme une présence manquante, d’un désir commun que personne n’osait avouer. En me laissant “vivre ma vie avec eux”, elle me permettait d’incarner, pour quelques instants, cette figure de médiateur, de passeur entre des mondes séparés, entre l’enfance et l’âge adulte, entre l’individuel et le collectif, entre le possible et le réel.
Ces moments suspendus dans la rame du métro, où mon corps d’enfant devenait l’instrument d’une communauté éphémère, où mes gestes et mes mots créaient des ponts momentanés entre des îles de solitude, m’ont profondément marqué. Ils ont inscrit en moi une sensibilité particulière à ces formes d’être-ensemble qui ne relèvent ni de la fusion dans une identité collective, ni de la simple juxtaposition d’individualités autonomes, mais d’une coexistence attentive, d’une reconnaissance mutuelle qui préserve les singularités tout en affirmant leur interdépendance. Une sensibilité aux communautés fugitives, provisoires, qui se forment et se défont au gré des circonstances, sans jamais se figer dans des institutions ou des appartenances fixes.
À 5 ou 6 ans, je m’en souviens très bien, j’étais ému par la coexistence de cette distance et de cette proximité, comme si le monde des adultes se dérobait sous les pas de l’enfant que j’étais, comme si cette différence entre l’enfant et l’adulte devait être effacée et n’apparaître plus que comme un mensonge.
Cette émotion enfantine face au paradoxe de la distance dans la proximité, je la ressens encore aujourd’hui avec la même acuité. Elle n’est pas simplement le souvenir nostalgique d’une sensibilité perdue, mais le fil conducteur d’une interrogation qui n’a cessé de m’habiter, de me hanter : comment habiter véritablement l’espace commun ? Comment reconnaître et faire vivre ces communautés latentes, invisibles, qui se forment dans les interstices de nos existences séparées ? Comment préserver cette possibilité d’une rencontre authentique au milieu même des dispositifs qui organisent notre coexistence fonctionnelle ?
Le monde des adultes me semblait alors, et me semble encore souvent, construit sur un mensonge fondamental : celui qui consiste à ignorer délibérément cette interdépendance radicale qui nous lie les uns aux autres, cette vulnérabilité partagée qui fait de chacun de nous l’otage et le gardien de tous les autres. Un mensonge qui se manifeste dans ces rituels quotidiens d’évitement, dans ces chorégraphies subtiles par lesquelles nous maintenons entre nous une distance symbolique au milieu même de la promiscuité physique. Comme si nous nous étions collectivement accordés pour faire semblant de ne pas voir ce qui pourtant crève les yeux : que nous sommes, irrémédiablement, les uns avec les autres, les uns par les autres, les uns pour les autres.
L’enfant que j’étais percevait cette dissimulation collective avec une sorte d’incrédulité, une stupéfaction devant l’absurdité manifeste de ce jeu social. Comment pouvait-on ainsi ignorer l’évidence de notre coexistence, faire comme si chacun était seul au milieu d’une foule ? Comment pouvait-on supporter cette solitude artificiellement maintenue, cette séparation illusoire au cœur même de la communauté de fait que constitue le partage d’un espace, d’un temps, d’une expérience ? Cette incrédulité enfantine, je la retrouve intacte chaque fois que j’observe ces scènes quotidiennes d’évitement ritualisé, ces simulacres de solitude au milieu de la multitude.
Le métro me semblait le lieu même de cette coexistence fragile parce qu’on se tenait immobile dans un transport en mouvement, immobilité mobile qui répondait pour ainsi dire à la solitude ensemble de ces êtres séparés. On était dans la rame et on attendait la station suivante fixant notre attention sur la finalité de notre trajet. Dans cet entre-deux qui ne servait à rien se passait pourtant tant de choses, des évitements et des désirs, des regards décroisés, des mains se frôlant, je sentais bien à 5 ou 6 ans que nous nous tenions les uns avec les autres parce qu’il y avait cette absence, une communauté manquante qui était la promesse jamais réalisée et toujours suspendue d’une communauté à venir. Sans doute ma politique tient-elle à cette expérience d’infans.
Cette image du métro comme lieu paradigmatique d’une coexistence paradoxale, d’une “immobilité mobile” qui répond à la “solitude ensemble”, me semble particulièrement féconde pour penser ce qui se joue dans ces espaces transitoires, ces non-lieux où nous sommes temporairement suspendus entre un départ et une arrivée, entre un avant et un après. Le métro n’est pas seulement un moyen de transport, un dispositif technique qui permet de se déplacer d’un point à un autre de la ville : il est aussi, et peut-être surtout, un espace-temps particulier, une parenthèse dans le flux continu de l’existence quotidienne, un moment où nous sommes à la fois absents à nous-mêmes (déjà projetés vers notre destination) et intensément présents (contraints à l’immobilité dans un espace saturé de présences).
Cette suspension temporaire de nos trajectoires individuelles dans un espace-temps commun, cette coïncidence fugitive de destins habituellement séparés, crée les conditions d’une expérience singulière : celle d’une communauté involontaire, non choisie, qui se forme et se défait au gré des montées et des descentes, des changements de ligne, des terminus. Une communauté paradoxale, qui existe de fait sans jamais se reconnaître comme telle, qui rassemble des êtres qui s’ignorent délibérément tout en partageant une expérience commune.
Et pourtant, dans cet “entre-deux qui ne servait à rien”, dans cet intervalle apparemment insignifiant entre un départ et une arrivée, “se passait tant de choses” : des micro-événements imperceptibles, des intensités fugaces, des rencontres avortées, des désirs inavoués. Toute une vie souterraine, invisible, qui palpite sous la surface lisse des conventions sociales, des comportements normés, des trajectoires prévisibles. Une vie qui ne se manifeste que par des signes ténus, des traces éphémères : un regard qui se dérobe, une main qui se retire, un corps qui s’écarte imperceptiblement.
C’est cette vie invisible, cette communauté latente que l’enfant que j’étais tentait de faire apparaître, de rendre sensible par ses interventions intempestives, ses irruptions joyeuses dans le silence convenu du transport en commun. En brisant momentanément le sortilège de l’indifférence réciproque, en créant des situations qui forçaient chacun à sortir de sa bulle, à reconnaître la présence des autres, je tentais de faire advenir cette “communauté manquante”, de la faire exister ne serait-ce qu’un instant, dans le sourire fugace d’un inconnu, dans l’échange furtif d’un regard amusé ou réprobateur.
Cette “communauté manquante”, cette “promesse jamais réalisée et toujours suspendue d’une communauté à venir”, est peut-être le cœur même de toute politique digne de ce nom : non pas l’organisation rationnelle de la coexistence, la gestion efficace des ressources et des populations, mais l’invention continuée de formes d’être-ensemble qui préservent la singularité de chacun tout en affirmant notre interdépendance radicale. Une politique qui ne se contenterait pas d’aménager la séparation, de gérer la distance, mais qui tenterait sans cesse de faire apparaître, dans l’évidence sensible d’une expérience partagée, cette communauté latente qui nous lie les uns aux autres malgré nos résistances, nos craintes, nos habitudes d’évitement.
L’infans – celui qui, étymologiquement, ne parle pas encore, qui n’est pas encore entré dans l’ordre du langage, des conventions, des séparations instituées – possède peut-être une capacité particulière à percevoir cette communauté latente, à ressentir cette interdépendance radicale que les adultes ont appris à ignorer. Non pas parce qu’il serait plus proche d’une nature originelle, d’une authenticité perdue, mais parce qu’il n’a pas encore intériorisé complètement les rituels d’évitement, les techniques de séparation, les dispositifs de mise à distance qui structurent l’existence sociale adulte. L’enfant n’est pas un être de pure spontanéité, de transparence immédiate : il est déjà traversé par les codes, les normes, les attentes qui organisent le monde social. Mais il conserve peut-être une capacité d’étonnement, une forme d’incrédulité face à ce qui, pour l’adulte, va de soi : cette solitude artificielle au milieu de la multitude, cette séparation illusoire au cœur même de la communauté de fait.
Ma politique, si je puis dire, tient tout entière dans cette expérience d’infans : non pas dans une nostalgie de l’enfance comme âge d’or de la spontanéité, de l’authenticité, de la communauté immédiate, mais dans cette capacité d’étonnement, cette incrédulité persistante face aux dispositifs qui organisent notre séparation alors même que tout nous lie, tout nous attache les uns aux autres. Une politique qui ne viserait pas à restaurer une communauté perdue, une fusion originelle dans un tout indifférencié, mais à faire apparaître, dans les interstices de nos existences séparées, ces moments de reconnaissance mutuelle, ces expériences de coexistence attentive où chacun peut être pleinement singulier précisément parce qu’il est pleinement lié aux autres.
Cette politique ne se déploie pas nécessairement dans les espaces traditionnels du politique – les assemblées, les manifestations, les urnes – mais dans ces lieux transitoires, ces non-lieux où nous sommes temporairement suspendus entre un départ et une arrivée, entre un avant et un après. Elle ne s’exprime pas nécessairement dans les formes conventionnelles de l’action politique – les discours, les programmes, les revendications – mais dans ces gestes minuscules, ces interventions imperceptibles qui perturbent momentanément l’ordre de l’indifférence, qui créent des situations où la reconnaissance mutuelle devient possible, nécessaire.
Le métro, dans sa banalité même, dans son caractère quotidien et presque invisible, est peut-être le lieu paradigmatique de cette politique : un espace où la coexistence est à la fois imposée par les contraintes matérielles (la promiscuité des corps, l’exiguïté de l’espace) et niée par les conventions sociales (l’évitement du regard, le silence, l’isolement dans une bulle imaginaire). Un espace où la communauté est à la fois une réalité de fait (nous sommes irrémédiablement ensemble, pour quelques minutes ou quelques stations) et une possibilité inaccomplie (nous refusons de reconnaître cette communauté, de l’habiter pleinement).
C’est dans cet écart, dans cette tension entre la communauté de fait et la communauté possible, que se joue peut-être l’essentiel du politique : non pas dans la réalisation d’une communauté idéale, d’une fusion harmonieuse des singularités dans un tout organique, mais dans l’invention continuée de formes d’être-ensemble qui préservent la singularité de chacun tout en affirmant notre interdépendance radicale. Une politique qui ne viserait pas à résoudre une fois pour toutes la tension entre l’individuel et le collectif, mais à l’habiter pleinement, à en faire le moteur même de l’invention sociale, de la création continuée de formes de vie commune.
L’expérience d’infans dont je parle n’est pas celle d’une origine perdue, d’un état de nature qu’il faudrait retrouver : elle est celle d’une capacité d’étonnement, d’une incrédulité persistante face à ce qui va de soi pour l’adulte. Une capacité à percevoir, dans l’évidence sensible d’une situation, ce qui pourrait être autrement, ce qui pourrait advenir si nous acceptions de reconnaître notre interdépendance, notre vulnérabilité partagée. Une capacité à faire apparaître, par des gestes simples, des interventions minuscules, cette communauté latente qui nous lie les uns aux autres malgré nos résistances, nos craintes, nos habitudes d’évitement.
Cette politique de l’infans n’est pas une politique de l’innocence, de la pureté, de l’authenticité retrouvée : elle est une politique de l’attention, de la présence, de la reconnaissance mutuelle. Une politique qui ne prétend pas résoudre les contradictions, effacer les conflits, harmoniser les différences, mais qui tente sans cesse de créer les conditions d’une coexistence attentive, d’une reconnaissance réciproque qui préserve les singularités tout en affirmant leur interdépendance. Une politique qui ne vise pas à construire une communauté parfaite, une société idéale, mais à faire apparaître, dans les interstices de nos existences séparées, ces moments fugaces, ces expériences éphémères où la communauté devient sensible, palpable, vivante.
Le métro, dans sa banalité même, dans son caractère quotidien et presque invisible, est peut-être le lieu paradigmatique de cette politique : un espace où la coexistence est à la fois imposée par les contraintes matérielles et niée par les conventions sociales. Un espace où la communauté est à la fois une réalité de fait et une possibilité inaccomplie. Un espace où l’écart entre ce qui est et ce qui pourrait être devient momentanément visible, sensible, dans le sourire fugace d’un inconnu, dans l’échange furtif d’un regard amusé ou réprobateur, dans la réaction imprévisible à l’irruption joyeuse d’un enfant qui court, qui chante, qui danse dans l’espace neutralisé du transport en commun.