En cette absence
I
On attribue généralement les vies aux décisions. Cette attribution néglige les échecs, les rencontres manquées, les lacunes. L’existence serait le produit d’une intériorité plutôt que le résultat de sa collision avec une extériorité.
Quand on n’a pas eu d’enfants, les gens présupposent un choix. Ils n’envisagent pas que cette absence soit le fruit du hasard, d’événements qui n’ont pas exprimé un projet mais l’ont contrarié. On se retrouve alors dans cette situation d’avoir échoué l’une des réalisations importantes d’une vie humaine. Cette absence pèse différemment selon les jours.
II
On réfléchit. On cherche à savoir si on porte une responsabilité dans cette irréalisation. Qu’est-ce qu’on a fait de mal pour ne pas parvenir à devenir père ? On comprend alors que c’est le même automatisme qui donne une signification à l’existence uniquement par le fait qu’elle serait l’expression d’une volonté.
Il faut accepter la rencontre hasardeuse avec la matière. Une contingence qui rencontre ou ne rencontre pas un individu. Le désir de l’autre qu’on ne peut pas provoquer. Ce qu’on peut susciter ou non comme futur.
Que faire dans une existence présente de cette contingence ? De cette irréductibilité des événements ? De cette impossibilité à produire une signification pour soi ? Comment continuer à vivre avec ce non-sens qui détermine le fil quotidien de la vie, les petits événements, les contraintes, les habitudes qui se forment autour de ce qui n’a pas eu lieu ?
III
Je me pose cette question quotidiennement. Le plus souvent, une honte m’envahit. Une culpabilité diffuse. En tant qu’être humain, je n’ai pas provoqué chez quelqu’un ce désir. Je ne l’ai pas suscité.
Parfois, j’accepte davantage la contingence. Je me dis qu’à une semaine près, si le ciel avait été différent, si un petit événement avait différé, la vie se serait déroulée autrement avec l’autre.
Il y a eu cette rencontre qui n’a pas abouti. Cette autre qui s’est terminée trop tôt. Celle qui n’a jamais vraiment commencé. La peur. Un avortement. Des vies parallèles que je n’ai pas vécues se dessinent parfois.
IV
On pourrait dire que je m’y prends tard. Que je prends conscience de tout cela tardivement. Mais ce serait factuellement inexact. Je pourrais raconter dans les détails tout ce que j’ai essayé, tout ce que j’ai fait pour que cela puisse avoir lieu. Je laisserai ces anecdotes dans le silence.
À trente ans, je vivais cette vie d’artiste parisien avec des relations instables. J’avais déjà imaginé ce moment. Cinquante ans passés. Sans enfant. Imaginant cela, j’avais tenté de conjurer la catastrophe. J’ai souhaité faire tout mon possible pour créer une famille.
Sans doute n’ai-je pas été assez déterminé. N’ai-je pas assez fait. Mais je n’ai pas rien fait. J’ai cherché, attendu, espéré, voyagé, émigré. Il y a eu ces moments où tout semblait s’aligner. Une rencontre qui paraissait prometteuse. Un désir qui semblait partagé. Puis quelque chose se dérobait. Une hésitation de l’autre. Un malentendu qui s’installait. Une peur qui surgissait.,Pas la mienne.
Je ne percevais pas ce désir de devenir père comme devant être le désir solitaire d’un seul. Mais comme un désir nécessairement partagé avec quelqu’un d’autre. Un désir à construire à deux, dans le futur, dans ce qui pourrait arriver si les circonstances s’y prêtaient.
V
Il y a quelque chose de paradoxal dans cette façon de désirer la paternité. D’un côté, c’est un désir profond qui structure une partie de la vision qu’on a de sa vie. De l’autre, c’est un désir qui ne peut se réaliser seul. Qui dépend entièrement de la rencontre avec un autre désir. Avec une autre personne qui voudrait la même chose au même instant.
Cette dépendance absolue à l’égard de l’autre rend la paternité non accomplie particulièrement douloureuse. Parce qu’on ne peut jamais vraiment savoir. Si on aurait pu faire autrement. Si on aurait pu mieux s’y prendre. Si on a manqué le bon moment. Ou la bonne personne.
Cette incertitude est peut-être le plus difficile à vivre. On ne peut pas se dire simplement qu’on a choisi de ne pas avoir d’enfants. Ce serait faux. Mais on ne peut pas non plus se dédouaner de toute responsabilité. Parce qu’après tout, si cela ne s’est pas produit, c’est aussi à cause de la vie qu’on a menée. Des choix qu’on a faits. Des occasions qu’on a laissées passer. Des renoncements qu’on a acceptés.
Entre le hasard pur et la responsabilité totale, il y a cette zone grise où se situe la plupart de nos vies. Où les choses arrivent ou n’arrivent pas pour des raisons qu’on ne comprend jamais vraiment.
VI
Maintenant, à l’âge où d’autres voient leurs enfants grandir, devenir adolescents, puis adultes, je me retrouve face à cette absence qui ne se comblera plus. Il ne s’agit plus d’espérer. Plus d’attendre. Plus de croire que cela pourrait encore arriver.
Il s’agit maintenant d’accepter. Que cela n’arrivera pas. Que cette dimension de l’existence humaine me restera étrangère.
Cette acceptation n’est pas simple. Elle demande de renoncer à l’image de soi qu’on s’était construite. De reformuler son identité sans cette composante qu’on avait crue essentielle.
Comment continuer alors ? Comment vivre avec cette absence qui n’en est peut-être pas tout à fait une, puisqu’on n’a jamais connu ce qu’on a perdu ?
Il y a des jours où cette absence semble légère. Où la liberté qu’elle procure apparaît comme une chance. D’autres jours, elle pèse. Comme un échec qui colore toute l’existence.
Entre ces deux pôles, on cherche un équilibre. Une manière d’habiter cette vie qui n’est pas celle qu’on avait imaginée mais qui est néanmoins la sienne. Avec ses propres richesses et ses propres pauvretés. Avec ce qu’elle donne et ce qu’elle refuse. Avec ce qui s’est accompli et ce qui restera inaccompli.
VII
Les faits sont les suivants :
J’ai trente-cinq ans quand je commence à y penser sérieusement. J’habite alors à Gambetta. Cinquante-huit mètres carrés. Un canapé. Une table près de la fenêtre. Des livres empilés. Des reproductions punaisées au mur. Une vie provisoire qui dure.
J’ai quarante ans. J’ai changé d’appartement et de pays. Cinq pièces cette fois. Cent-deux mètres carrés. Une chambre séparée. Une bibliothèque qui se remplit. Des relations qui durent quelques années. Le désir est là mais les circonstances ne s’alignent pas.
J’ai quarante-cinq ans. Même appartement. Les meubles sont restés les mêmes. La table près de la fenêtre. La bibliothèque. Le canapé. Les livres se sont multipliés. Les relations se sont succédé. Certaines ont été heureuses. D’autres non. Aucune n’a duré assez longtemps pour que la question de l’enfant se pose vraiment. Et quand ce fut le cas, elle fut terrorisée. Elle avorta. Je n’ai pas insisté, mais quelque chose s’est alors brisé en moi.
J’ai cinquante ans. Je suis revenu en France. L’appartement a changé Les meubles aussi. La vie s’est organisée autour de cette absence. Les habitudes se sont formées. Le travail. Les amis. Les sorties. Les voyages. Une vie qui ressemble à celle qu’on avait imaginée sauf sur ce point précis. Je la rencontre. Elle me dit que c’est trop tard. Je passe mon tour. Désespérement.
VIII
Les conversations sont similaires. Avec les amis qui ont des enfants. Avec ceux qui n’en ont pas. Avec la famille. Chacun a sa théorie. Chacun a son explication. Certains pensent que c’est un choix. D’autres que c’est la faute du travail. De la vie moderne. Des relations trop courtes. Du manque de stabilité.
Personne ne dit que c’est simplement arrivé comme ça. Que les choses se sont enchaînées. Que les occasions ne se sont pas présentées. Ou qu’elles se sont présentées mais pas au bon moment. Pas avec la bonne personne.
IX
La vie continue. Le travail. Les amis. Les sorties. Les voyages. Les projets. Tout ce qui compose une existence. Sauf cette dimension qui manque. Cette expérience qui ne sera pas faite. Cette transmission qui n’aura pas lieu.
Parfois, on y pense. D’autres fois, non. L’absence devient familière. Elle fait partie du paysage. Elle est devenue mon esprit et mon corps.