La FsN et l’émotion

La FsN est-elle ennuyeuse ? Comment appréhender ces œuvres fragmentées qui semblent défier notre conception traditionnelle de l’engagement esthétique ? Quel sens donner à ces fictions sans narrativité linéaire qui déstabilisent nos habitudes perceptives ? La Fiction sans Narration (FsN) est-elle fondamentalement ennuyeuse ? Voilà une interrogation qui mérite d’être examinée avec attention. Existe-t-il véritablement un quelconque intérêt esthétique à proposer des fictions sans fil conducteur apparent, délibérément fragmentées d’une manière non plus métaphorique comme pouvaient le faire les auteurs du Nouveau Roman, mais inscrite au cœur même de leur support d’inscription, dans leur matérialité la plus concrète ? N’est-ce pas là l’exemple paradigmatique de l’objet théorique dont l’intérêt conceptuel serait inversement proportionnel à sa qualité artistique effective, un dispositif dont la sophistication intellectuelle masquerait difficilement une certaine médiocrité esthétique ?

Pour répondre adéquatement à ces questions légitimes mais peut-être mal orientées, il faudrait d’abord s’interroger plus fondamentalement sur le devenir contemporain de l’attention et de l’inattention dans nos sociétés hyperconnectées, sur les transformations profondes de nos régimes attentionnels, afin de comprendre ce que peut encore signifier aujourd’hui l’expression “avoir un intérêt esthétique” dans un contexte où nos modes de perception et d’appréciation ont été profondément reconfigurés par les technologies numériques. Doit-on se conformer sans distance critique aux théories cognitives les plus simplistes et réductrices qui font de la fiction le simple résultat d’une adhésion immersive, d’une croyance temporaire mais totale en un monde imaginaire ? Cette conception ne mérite-t-elle pas d’être questionnée ? La croyance en la fiction n’est-elle pas toujours déjà empreinte d’une paradoxale distance critique qui, au moment même du saisissement émotionnel, nous dessaisit simultanément de notre adhésion complète ? Faut-il maintenir comme horizon indépassable le modèle cinématographique conventionnel et en prolonger indéfiniment le fantasme par quelque fiction totale dite immersive qui ne ferait finalement que radicaliser la logique spectaculaire sans la remettre en question ?

La Fiction sans Narration se place assurément de l’autre côté de l’échiquier dans cette lutte symbolique pour la définition légitime de l’imaginaire contemporain. Elle propose une hypothèse alternative : l’imaginaire ne serait pas fonction d’une immersion complète et sans reste dans la fiction, d’une identification totale avec le personnage ou d’une absorption dans un univers narratif cohérent, mais plutôt d’un mouvement dialectique combinant un aller et un retour, d’une proximité toujours déjà constituée par la distance qui la rend possible, d’une familiarité fondamentalement traversée par l’étrangeté qui la structure, d’un sentiment esthétique intrinsèquement double et ambivalent. C’est précisément au cœur de cette duplicité constitutive, dans ce mouvement permanent d’entrée et de sortie qui met radicalement en cause la division conventionnelle entre l’intérieur et l’extérieur de l’œuvre, c’est dans cette respiration rythmique et cette expiration, dans cette pulsation alternative, que la Fiction sans Narration trouverait sa spécificité et sa puissance d’émotion esthétique propre.

Cette émotion singulière ne consiste donc pas en une simple capture de l’attention, en un choc spectaculaire, en une immersion totalisante qui abolirait toute distance critique, mais plutôt en une dérive contrôlée, en un jeu conscient avec les codes de la représentation, le simulacre délibérément affirmé comme simulacre (ce qu’on pourrait nommer la simulacréité), l’intelligence réflexive de la perception qui se saisit et se dessaisit simultanément en un mouvement indivisible et continu. La fiction narrative conventionnelle, malgré ses indéniables qualités, n’a peut-être plus aujourd’hui la finesse nécessaire pour rendre compte de ce mouvement complexe, de cette oscillation constitutive de l’expérience esthétique contemporaine. C’est pourquoi nous pouvons sans doute abandonner sans nostalgie excessive l’autorité traditionnelle du narrateur omniscient et ses certitudes rassurantes. Nous préférons désormais ce doute vivant et productif qui palpite au cœur même des œuvres contemporaines les plus stimulantes (et Jean-Luc Godard en constitue certainement un exemple emblématique), ce “je ne sais pas” revendiqué comme posture esthétique, cette absence créatrice qui ouvre l’espace d’une réception active et critique. Nous cherchons peut-être, au plus profond de notre sensibilité contemporaine, ce qui précisément n’est pas réductible à nous-mêmes, ce qui n’appartient à personne en particulier, cet impersonnel qui refuse pourtant toute prétention à l’universalité abstraite, parce que c’est précisément lui qui palpite au cœur de l’écart esthétique qui rend possible l’expérience de l’art.

Mais cette valorisation de la fragmentation et de la discontinuité ne relève pas d’un simple formalisme expérimental. Elle témoigne d’une transformation plus profonde de notre rapport au monde et aux récits qui prétendent en rendre compte. À l’heure où les grands récits unificateurs ont perdu leur crédibilité, où l’expérience quotidienne est elle-même traversée par des ruptures et des discontinuités multiples, la Fiction sans Narration propose peut-être une forme plus fidèle à la texture même de l’expérience contemporaine.

L’ennui que peuvent susciter ces œuvres chez certains spectateurs ou lecteurs habitués aux formes narratives traditionnelles n’est donc pas nécessairement le signe d’un échec esthétique. Il pourrait au contraire révéler la résistance que ces œuvres opposent à une consommation passive, leur refus délibéré de se plier aux attentes formatées par l’industrie culturelle dominante. Cet ennui apparent pourrait bien être la condition préalable d’une autre forme d’attention, plus patiente, plus ouverte aux détails, aux écarts, aux tensions internes de l’œuvre.

Car la Fiction sans Narration ne vise pas à capturer notre attention pour mieux la canaliser vers une conclusion prévisible. Elle cherche plutôt à la libérer des schémas préétablis, à la rendre à sa mobilité fondamentale. Elle nous invite à une expérience esthétique qui n’est plus celle de la reconnaissance rassurante du déjà connu, mais celle de la découverte permanente, de l’étonnement renouvelé face à des configurations sensibles inédites.

En ce sens, la Fiction sans Narration participe d’une résistance plus large aux régimes attentionnels imposés par l’économie numérique contemporaine, qui capte et monétise notre attention en la fragmentant paradoxalement pour mieux la canaliser vers des objectifs commerciaux. Face à cette instrumentalisation, elle propose une autre forme de fragmentation, non plus subie mais délibérément explorée comme potentialité créatrice.

L’écart esthétique qu’elle cultive n’est donc pas un simple jeu formel, mais bien une proposition politique : celle d’une attention libérée des impératifs de productivité et d’efficacité, rendue à sa capacité d’errance et de découverte. Dans un monde saturé de récits simplificateurs et unidimensionnels, la Fiction sans Narration maintient ouverte la possibilité d’une expérience esthétique qui résiste à l’homogénéisation des imaginaires.