D’une fiction qui n’aura pas lieu
À la source du fictionnel, c’est-à-dire de cette imagination très particulière qui entraîne la perception à schématiser ce qui n’est pas immédiatement là (la possibilité de l’impossible), il y a sans doute de la mémoire. Par la mémoire nous ne voulons pas dire que l’imaginaire fictionnel vient d’une remémoration de contenu, comme si une histoire était un assemblage plus ou moins judicieux d’expérience passée, nous voulons dire par la mémoire quelque chose qui est sa structure même, la fonction de remémoration indépendante de tout contenu et qui pourtant donne une teinte très particulière à chacun des fragments mémorisés.
Le fictionnel n’est pas sans rapport avec la mémoire comme transcendantal et en ce sens il faudrait s’interroger sur certaines expériences de la mémoire qui est loin d’être purement singulière, donnent à leur tour une teinte particulière à cette structure. Il faut donc comprendre que la structure affecte les expériences comme les expériences affectent la structure selon une boucle ou l’origine bien sûre fait défaut est toujours au-devant ou en deçà d’elle-même. Ces expériences dont nous voulons parler et qui affectent le transcendantal concerne ce qui nous obsède, ce que chaque jour nous nous rappelons, cette expérience jamais résolue, toujours remémorée. Elle est la rencontre. Elle est la séparation. Elle est l’anticipation de cette rencontre et de cette séparation. Elle est la connaissance d’une personne que l’on ne connaît pas et que l’on attend pourtant. Il y a dans le rapport amoureux, pris dans ses différentes dimensions et ses différents temporalités, quelque chose qui est de la mémoire et qui est donc de la fiction. À nos yeux la fiction aura été au cours de sa propre historicité quelque chose comme un remède, comme une solution, comme une guérison au caractère indéterminé et insoluble de la rencontre et de la séparation.
Est-ce donc le fait du hasard si nous avons voulu au fil des années construire des histoires qui étaient sans solution et qui consistèrent en des situations qui perdurèrent encore et encore, des situations bel et bien narratives et non pas suspensives comme dans le cas du cinéma ou de la vidéo d’art classique. Il y avait des acteurs, des dialogues et des décors, des situations mais tellement indéterminées que rien ne pouvait arriver. Il s’agissait de combattre la causalité parce que cette causalité justement était déconstruite par le rapport amoureux. Il n’y a pas toi il n’y a pas moi, il n’y a pas de nous non plus. Le temps est disjoint, il est passé et présent, futur également. Une histoire insoluble, un imaginaire sans guérison, une vie justement sans solution parce qu’elle est finitude, parce que se sait mortelle et que c’est au coeur même de cette reconnaissance que quelque chose d’illimité apparaît. Je vais mourir sans solution, je vais mourir et je ne saurais pas comment vivre, et c’est cela même vivre.
Les technologies numériques de la mémoire ouvrent justement la possibilité de fictions qui ne sont pas linéaires et qui, si elles ont un bel et bien un début, non pas de fin, elles n’ont que des arrêts temporaires. C’était bien sur un utopie de croire qu’on pouvait raconter de telles histoires, parce que pour raconter il aurait fallu un narrateur, donc une autorité, quelqu’un qui savait quel était le sens de l’histoire avant même de l’avoir prononcé. Ce narrateur faisait défaut, tout comme le sujet, tout comme l’artiste que je prétendais être. Je ne pouvais alors plus que me laisser porter par des lignes d’horizon incertaines.
C’est pourquoi sans doute cette mémoire des ruptures et des rencontres forme un imaginaire fictionnel très particulier. Comment ne pas guérir? Comment ne pas chercher à guérir? Comment ne pas chercher un médecin ou à devenir soi-même un médecin pour les autres et pour soi-même? Comment persister coûte que coûte dans ce qui est la, absolument la dans sa platitude quotidienne, ce qui n’a pas de sens ou si peu. Cette indétermination qui nous ronge, qui nous envahit, qui est tout pour nous, qui nous. Notre mémoire. Ni présent ni futur ni passé. Le temps ne fait qu’arriver, il pointe, il commence à peine, déjà fini, déjà clos.