La question du public

J’ai depuis longtemps le sentiment que l’évaluation du public dans le domaine artistique loin de prendre en compte celui-ci, constitue une supercherie et qu’elle est non seulement le signe du mépris le plus grand qui soit par rapport aux visiteurs, mais aussi le symptôme d’une méconnaissance de la manière dont notre époque capture les existences.

Comment parler des êtres qui déambulent dans l’espace du musée sans les réduire à des silhouettes statistiques ? L’ère contemporaine, traversée par l’incessante circulation des données, transforme subrepticement notre rapport à l’art en une mécanique d’attentes et de satisfactions. Mais que reste-t-il de la rencontre énigmatique entre une conscience et une œuvre lorsqu’elle est soumise à l’impératif catégorique de l’évaluation ? Cette prétention taxonomique — catégoriser, mesurer, quantifier l’expérience esthétique — procède d’une violence épistémique fondamentale : elle arrache l’expérience à sa temporalité propre, à sa texture sensible, pour l’insérer dans la grille d’intelligibilité du mesurable.

En les rangeant ainsi dans des catégories, et quelque soit le niveau de finesse de celles-ci, on les arraisonne, on les réduit à être l’expression d’un concept et par là même on occulte leur irréductible singularité. Le visiteur devient alors un point sur une courbe, une occurrence dans un tableau, un pourcentage dans un rapport : cette métamorphose quantitative opère une transmutation ontologique où l’être s’efface derrière la mesure. N’est-ce pas précisément dans cet écart entre l’expérience vécue et sa traduction statistique que se joue le drame silencieux de notre modernité tardive ? L’obsession évaluative participe d’un régime de visibilité paradoxal : elle rend visible ce qui est mesurable et, dans le même mouvement, occulte ce qui échappe à la mesure.

Devant une oeuvre, je suis non seulement irréductible à la prise d’un concept, c’est-à-dire à la subsumation du singulier vers le général, mais aussi irréductible à moi-même, au même du moi qui est comme clivé. La perception est décalée, chute et montée d’intensité, elle ne se ressemble pas. Elle s’épanche et se rétracte, se dilate et se condense, suivant des rythmes qui défient toute chronométrie. L’expérience esthétique introduit une faille dans le continuum temporel : instant dilaté où l’œuvre et celui qui la contemple entrent dans une danse d’affects qui échappe à toute tentative de notation. Le sujet qui s’y abandonne est traversé de courants contradictoires : fascination et distanciation, reconnaissance et étrangeté, révélation et opacité. L’œuvre provoque une scission dans l’unité supposée du moi : elle fait surgir l’altérité au cœur même de l’identité, déjoue les mécanismes de l’habitude perceptive, suspend les certitudes sensibles qui structurent notre commerce ordinaire avec le monde.

Le fait même d’évaluer des attentes (préalables) et un dispositif me semble désigner l’arrogance de celui qui croit que l’esthétique est une visée chronologique, un jeu d’actions et de réactions linéaire, d’offre et de demande. Comment pourrait-on anticiper l’indétermination fondamentale de la rencontre avec l’œuvre d’art ? L’expérience esthétique est précisément ce qui déborde les attentes, ce qui les fait vaciller, ce qui les reconfigure : elle est l’irruption de l’imprévisible dans le champ des possibles perceptifs. La temporalité de l’art n’est pas celle de la causalité mécanique ni celle du déterminisme statistique : elle est faite de ruptures et de surgissements, d’échos lointains et de résonances intimes, de latences et de fulgurances. L’œuvre agit comme un catalyseur de métamorphoses sensibles dont les effets peuvent se déployer bien au-delà de la rencontre initiale, dans des temporalités étirées qui défient toute tentative de chronométrie évaluative.

La seule manière de respecter les visiteurs est sans doute de les oublier, de les ignorer et de ne penser que le dispositif, ce qu’on aura à offrir, afin de les laisser, chacun d’entre eux, être ce qu’ils sont dans le secret de leur anonymat, avec eux-mêmes. N’est-ce pas dans cette paradoxale négligence que réside le plus grand respect ? Libérer l’autre de notre regard évaluateur, de nos attentes projectives, de nos catégories préconçues : le laisser à sa solitude peuplée devant l’œuvre, à cette intimité publique qui caractérise l’espace muséal. L’art exige une forme de retrait, une éthique de la discrétion qui refuse la tentation panoptique des évaluations. Il y a quelque chose d’obscène dans cette volonté de transparence totale qui prétend illuminer tous les recoins de l’expérience esthétique : certaines zones doivent demeurer dans la pénombre, certains affects résister à la clarification analytique, certaines résonances échapper à toute captation.

Cette évaluation des publics méconnaît tout aussi bien le dispositif de capture des existences qui depuis la sociologie, les sondages jusqu’au web 2.0 et au-delà fait de cette transformation des individus en quantités évaluables l’objet d’un commerce. Comment ignorer que l’impératif évaluatif participe d’une économie plus vaste de l’attention, où chaque regard, chaque geste, chaque affect devient potentiellement une donnée monnayable ? L’évaluation des publics s’inscrit dans ce régime généralisé de quantification des existences qui caractérise notre contemporanéité algorithmique : régime où l’expérience subjective est traduite en métriques exploitables, où le qualitatif est systématiquement rabattu sur le quantitatif. Cette logique extractiviste appliquée au domaine sensible transforme l’expérience esthétique en gisement de données : elle arrache l’affect à sa texture vécue pour le transformer en unité calculable dans une économie du sensible.

Qu’on puisse croire pouvoir ainsi manier cette évaluation de manière neutre sans être immédiatement impliqué dans l’exigence de quantification et de rentabilité c’est décidément oublier un contexte qui s’impose à chacun et qui disparaît du fait même de son omniprésence. L’illusion de neutralité évaluative participe d’un aveuglement volontaire face aux conditions matérielles et idéologiques qui structurent notre rapport contemporain à l’art. L’évaluation n’est jamais innocente : elle charrie avec elle tout un héritage de présupposés, toute une économie politique du sensible, tout un régime de valuation où le mesurable tend à éclipser l’incommensurable.

Le flux des visiteurs dans l’espace muséal échappe par nature à la grille d’intelligibilité statistique : il est fait de trajectoires singulières, de rythmes hétérogènes, de tempos discordants qui dessinent une chorégraphie impossible à noter. Certains s’attardent longuement devant une œuvre tandis que d’autres la survolent à peine ; certains reviennent obstinément aux mêmes salles quand d’autres tracent des itinéraires erratiques ; certains se laissent absorber dans une contemplation silencieuse pendant que d’autres verbalisent immédiatement leur expérience. Comment capturer cette polyrythmie fondamentale qui caractérise l’espace de l’exposition ? Comment rendre compte de ces micro-événements sensibles qui constituent la trame invisible de l’expérience esthétique ?

L’art exige peut-être de renoncer à l’hybris évaluative pour retrouver une forme de modestie épistémique : accepter que quelque chose dans l’expérience esthétique résiste irréductiblement à la captation, qu’un noyau d’opacité demeure au cœur même de ce qui se donne à voir. Cette résistance n’est pas un défaut à surmonter mais bien la condition même d’une rencontre authentique avec l’œuvre. L’art nous invite à une forme de dessaisissement : il nous arrache aux certitudes de l’identité, nous expose à l’indétermination du sensible, nous ouvre à des devenirs imprévisibles qui excèdent toute tentative de catégorisation préalable.

Le visiteur est un être de passage, un flâneur dont les errances tracent des sillons éphémères dans l’espace du musée : l’évaluation prétend fixer ces trajectoires, les consigner dans la permanence du chiffre. Mais n’est-ce pas précisément cette nature transitoire qui fait la valeur de l’expérience esthétique ? L’art nous rappelle notre condition fondamentale d’êtres en devenir, jamais achevés, toujours en train de se reconfigurer au contact du sensible : il nous révèle à nous-mêmes comme des entités fluides, traversées de flux et de reflux qui déjouent toute tentative de saisie définitive.

Peut-être faut-il alors renverser entièrement la perspective : et si l’œuvre, plutôt que d’être l’objet passif de notre évaluation, était elle-même ce qui nous évalue, ce qui nous met à l’épreuve, ce qui révèle nos limites perceptives et conceptuelles ? L’art exige de nous une disponibilité, une capacité d’accueil qui n’est jamais garantie d’avance : il met en jeu notre aptitude à nous laisser affecter, à consentir à la métamorphose. Dans cette perspective, ce n’est plus le spectateur qui juge l’œuvre mais bien l’œuvre qui, silencieusement, juge notre capacité à entrer en résonance avec elle.

Laissons donc les flux parcourir librement l’espace muséal, sans prétendre les canaliser dans les conduites étroites de l’évaluation. Acceptons la fondamentale imprévisibilité de l’expérience esthétique, son caractère événementiel qui défie toute anticipation. N’est-ce pas dans cette ouverture à l’indéterminé que réside la promesse la plus précieuse de l’art : nous rappeler que nous sommes des êtres de passage, jamais réductibles à une identité fixe, toujours en train de devenir autres au contact du sensible ?