L’art dégénératif ou l’effet d’autonomie / Degenerative Art or the Autonomy Effect
L’art génératif dont on parle pour désigner des dispositifs programmés qui génèrent des résultats toujours différents, évoque une forme proprement poïétique (poïésis) au sens non seulement de la production d’une œuvre d’art, mais d’une « cause qui, quelle que soit la chose considérée, fait passer celle-ci du non-être à l’être » (Le Banquet, 205 b). La généalogie du concept de génération est complexe. Elle doit être reliée à la question du vivant et de la reproduction (Aristote). L’art génératif est au croisement de la technique, de la nature et de l’art qui se fonderaient par la communauté d’une production ne cessant de se faire portant la création à l’infini. Il y a là quelque chose de diémurgique replaçant l’art du côté d’une création à hauteur de la nature, génération qu’il faudrait relire à l’aide de l’idéal romantique.
Cet art qui ne cesse jamais de se créer et de devenir, au sens parménidien, est un flux entendu comme fluidité continue rendant impossible l’arrêt, la capture, la saisie, la stabilité. Il laisse envisager un pur acte créateur et pour tout dire une forme de pureté et d’innocence du devenir. Il peut laisser croire que par la programmation informatique on fait passer l’art du côté de la nature et qu’on laisse ainsi advenir la chose en soi, quelque chose d’autonome qui se déroule sous nos yeux, que ces yeux soient celui du prétendu auteur ou du public, mais qui pourrait aussi se dérouler sans aucun témoin. Nombre d’installations creusent d’ailleurs ce sillon de la naturalité du code en prenant comme métaphore le végétal, le ciel, le liquide, etc.
Par là on oublie tant les conditions infrastructurelles que culturelles de ces productions qui mobilisent une importante logistique. Car pour qu’il y ait des processeurs, pour qu’il y ait de l’électricité, pour qu’il y ait même un lieu de monstration, il faut tout un système de renvois et d’instrumentations où la question de l’autonomie et de la chose en soi devient difficilement défendable. Il ne s’agit pas seulement de l’autonomie de l’art génératif, mais aussi de tout le reste, être humain compris. Il faut un système complexe aux interactions multiples pour que tout ceci ait bien lieu.
D’un point de vue culturel, l’occultation est plus grande encore, car non seulement le fait de programmer des lignes de codes, les modèles dont on dispose pour générer, et les données préalables ne sont pas des accidents, mais constituent la réalité pratique de l’œuvre génératif. Historiquement, le fait de considérer la nature comme quelque chose d’autonome, de vivant, de complexe et de rétroactif constitue un moment déterminé d’un point de vue idéologique.
Dans ce type de productions, on confond aussi souvent l’aléatoire et le contingent, la variation et ce qui est hors-la-loi. J’y reviendrais dans un autre texte.
J’aimerais proposer donc de remplacer le vocable art génératif par celui d’art dégénératif. Si la référence à l’art dégénéré est explicite, mais en un sens tout différent de celui légué par l’histoire il va sans dire, il faut ajouter que le dégénératif n’est pas du côté d’un flux fluide, mais tumultueux, au sens lucrècien, qui peut être rapide comme il peut se ralentir jusqu’à l’arrêt instable d’un assèchement ou d’une matière minérale. Le dé-génératif génère et dégénère, il y a en lui du vivant et du morbide, de la néguentropie et de l’entropie, pour le dire autrement du virtuel et des possibles. Il n’y a pas lieu de valoriser seulement l’émergence, le positif, la vie en occultant la destruction, l’extinction et le néant. L’art dégénératif permet de rendre sensible l’inextricabilité de ces polarités.
Il signale aussi les conditions de possibilités d’émergence de ce que j’aimerais nommer l’effet d’autonomie. Si nous prenons l’exemple de l’IA, celle-ci est possible en tant qu’induction statistique parce qu’il y a eu une accumulation de données sur le Web et que cette accumulation fait signe d’une hétéronomie extrême dans laquelle l’espèce s’est et a été placée. Si l’IA donne l’impression d’une autonomie qui se déroule sous nos yeux, c’est au prix d’une extrême hétéronomie dont l’effet d’autonomie est la mémoire et la trace. On peut reprocher à la notion de génératif de remettre au goût du jour l’acte créateur dans sa pureté, fut-il considéré comme non humain. Le dégénératif nous semble rappeler l’arrière-plan matériel, social et culturel de ces dispositifs. Avec les réseaux de neurones, nous faisons dégénérer des données existentielles. Le dégénératif est alors plus proche de ce qui arrive : une finitude portée à son infinitude dans le trouble d’une inspiration et d’une expiration.
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The generative art we speak of to designate programmed devices that generate always different results, evokes a properly poetic form (poïésis) in the sense not only of the production of a work of art, but of a “cause that, whatever the thing considered, makes it pass from non-being to being” (Le Banquet, 205 b). The genealogy of the concept of generation is complex. It must be linked to the question of the living and reproduction (Aristotle). Generative art is at the crossroads of technique, nature and art, which would be founded by the community of an unceasing production bringing creation to infinity. There is something diemurgic here, placing art on the side of a creation at the level of nature, a generation that should be reread with the help of the romantic ideal.
This art that never ceases to be created and to become, in the Parmenidian sense, is a flow understood as continuous fluidity making it impossible to stop, capture, seize, stabilize. It allows us to envisage a pure creative act and, in short, a form of purity and innocence of becoming. It may lead us to believe that computer programming makes art pass to the side of nature and that we thus let the thing itself happen, something autonomous that unfolds before our eyes, whether those eyes are those of the alleged author or of the public, but which could also unfold without any witnesses. A number of installations dig this furrow in the naturalness of the code by taking the plant, the sky, the liquid, etc. as a metaphor.
This overlooks both the infrastructural and cultural conditions of these productions, which mobilize a significant amount of logistics. Because for there to be processors, for there to be electricity, for there to be even a place of monstration, there has to be a whole system of references and instrumentation where the question of autonomy and the thing itself becomes difficult to defend. It is not only a question of the autonomy of generative art, but also of everything else, including the human being. It takes a complex system with multiple interactions for all this to take place.
From a cultural point of view, the occultation is even greater, because not only the programming of lines of code, the models available to generate, and the preliminary data are not accidents, but constitute the practical reality of the generative work. Historically, considering nature as something autonomous, living, complex, and retroactive constitutes an ideologically determined moment.
In such productions, randomness is also often confused with contingent, variation with what is outlawed. I will come back to this in another text.
I would therefore like to propose replacing the term generative art with that of degenerative art. If the reference to degenerative art is explicit, it should be added that degenerative is not on the side of a fluid flow, but a tumultuous flow, in the Lucretian sense, which can be rapid as it can slow down to the unstable halt of a drying up or mineral matter. The de-generative generates and degenerates, there is in it living and morbid, neguentropy and entropy, to put it another way of saying virtual and possible. There is no reason to value only emergence, the positive, life, while concealing destruction, extinction and nothingness. The degenerative art makes it possible to make sensitive the inextricability of these polarities.
It also points out the conditions of possibilities for the emergence of what I would like to call the effect of autonomy. If we take the example of AI, it is possible as a statistical induction because there has been an accumulation of data on the web, and this accumulation is indicative of the extreme heteronomy in which the species has and has been placed. If AI gives the impression of an autonomy that is taking place before our eyes, it is at the price of an extreme heteronomy whose autonomy effect is memory and trace. The notion of generative can be reproached for bringing the creative act back to life in its purity, was it ever considered non-human. The degenerative seems to us to recall the material, social and cultural background of these devices. With neural networks, we degenerate existential data. The degenerative is then closer to what happens: a finitude brought to its infinity in the disorder of an inspiration and an expiration.