De l’expression

La notion d’expression, étymologiquement liée à l’idée de “faire sortir”, de “presser” ou de “montrer”, évoque invariablement un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur. Cette connotation spatiale explique sans doute pourquoi le sens commun associe spontanément ce terme à la production artistique. Dans cette conception traditionnelle, l’artiste serait d’abord habité par une idée, une émotion ou une intention qu’il chercherait ensuite à extérioriser à travers son medium. L’œuvre d’art se présenterait ainsi comme la manifestation sensible d’une intériorité préexistante, la traduction matérielle d’un contenu mental préalablement formé. “Un artiste a des choses à dire !” – cette exclamation familière résume parfaitement cette vision où l’expression artistique est conçue comme tension entre une intériorité cherchant à s’échapper d’elle-même pour se faire connaître et une extériorité constituée par le monde et les autres.

Cette conception de l’art comme expression soulève pourtant des questions fondamentales qui en révèlent les limites. Si l’artiste a véritablement “quelque chose à dire” – et on remarquera ici comment ce modèle privilégie implicitement la représentation par le langage – pourquoi ne le dit-il pas simplement ? Pourquoi le détour par la création artistique serait-il nécessaire ? L’idée que l’intérieur pourrait ainsi se déverser vers l’extérieur et par là même se réaliser pleinement trahit une naïveté conceptuelle. Cette vision expressionniste repose souvent sur une compréhension problématique de l’individualité, conçue comme une entité autonome entretenant des rapports potentiellement conflictuels avec son environnement.

Il serait sans doute salutaire d’abandonner ce terme d’expression – non pour promouvoir une illusoire neutralité, mais parce que la production artistique authentique opère précisément une dislocation de cette distinction entre intériorité et extériorité. L’art ne relève pas du domaine de l’expression ainsi conçue, car il ne présuppose pas deux sphères préalablement constituées dont l’une chercherait à rejoindre l’autre. Il instaure plutôt un espace de problématisation où cette dichotomie même se trouve mise en question.

C’est par cette critique nécessaire de la notion d’expression (à distinguer de l’expressivité, qui relève d’un tout autre ordre) que le concept de flux devient opératoire pour penser la création artistique. Si une pratique artistique ne saurait se définir par référence à une intériorité psychologique, mais doit être comprise comme une entreprise proprement transcendantale, c’est précisément parce qu’elle met en jeu ses propres conditions de possibilité. Et elle ne le fait qu’en tant qu’elle constitue une reprise – toujours reportée, toujours différée – de “sa” réflexivité.

Dans cette perspective, une proposition artistique n’est pas simplement la proposition d’une perception particulière ; elle est une proposition qui remet en jeu les conditions mêmes de la perception. Elle entretient ainsi une relation essentielle avec une certaine “jouabilité” qui réinvente continuellement ses propres règles, à l’image du jeu simultanément destructeur et constructeur de l’enfant décrit par Nietzsche. C’est précisément cette dimension ludique et réflexive qui rapproche l’art du flux de la conscience et du flux du monde – deux courants parallèles qui se suivent perpétuellement sans jamais se toucher complètement.

Tandis que le modèle expressif pose naïvement des bornes et des frontières entre l’intériorité et l’extériorité, concevant le corps comme encapsulé dans le monde, le paradigme du flux interroge fondamentalement la nature du passage. Il relève d’une logique qui refuse de considérer les objets comme séparés les uns des autres et les envisage plutôt selon un mode relationnel : la relation précède l’objet, qui n’apparaît plus que comme une découpe secondaire, une cristallisation momentanée au sein d’un flux continu.

Cette reconfiguration conceptuelle transforme profondément notre compréhension de la création artistique. L’œuvre n’est plus conçue comme l’expression d’une intériorité qui chercherait à se manifester, mais comme un dispositif qui module des flux, qui crée des interférences, qui instaure des résonances entre différents courants de sensations, d’affects, d’idées. L’artiste n’est plus celui qui exprime ce qu’il a “à l’intérieur”, mais celui qui se rend sensible aux flux qui le traversent et qui invente des manières de les canaliser, de les amplifier, de les faire entrer en composition.

Le passage du modèle expressif au paradigme du flux nous invite ainsi à penser l’art non plus comme révélation d’une vérité préexistante, mais comme création d’un champ de possibles, comme ouverture d’un espace où les distinctions habituelles – entre sujet et objet, intérieur et extérieur, individu et monde – sont temporairement suspendues ou reconfigurées. L’œuvre devient moins l’expression d’une singularité que l’occasion d’une expérience où les flux qui nous constituent et nous traversent sont rendus perceptibles, où les relations qui nous définissent sont momentanément intensifiées ou transformées.