De la technique et de l’institution de l’art

D’un côté les tenants de l’art numérique estiment souvent que mon activité est plus contemporaine que numérique. En effet, je n’ai pas un discours systématique sur le logiciel libre ou sur l’esthétique du code, je ne suis pas un défenseur acharné des logiciels vedettes du milieu artistique et je ne suis pas non plus (pseudo) hacker. Je peux faire des dessins, de la gravure ou de la peinture. Certaines marques qui signalent l’artiste numérique me font sans doute défaut et je dois même avouer une certaine réticence critique à les utiliser parce que je perçois comme des lieux communs et des routines de la pensée, quelque chose de conventionnel. D’un autre côté, les tenants de l’art contemporain estiment que je fais surtout de l’art numérique parce que non seulement j’utilise régulièrement l’ordinateur dans mes créations mais aussi parce que j’aime interroger cet univers que je ne limite pas seulement à être technique mais que je perçois aussi comme culturel et touchant nos existences mêmes. Ainsi, mon regard peut se porter sur le réseau, sur Google, sur la relation entre les mots et le langage dans un ordinateur, ou sur tout autre aspect qui me semble donner une teinte existentielle aux technologies.

N’est-ce pas précisément dans cet entre-deux, dans cette position d’équilibre instable entre deux domaines institutionnellement distincts que se joue quelque chose d’essentiel concernant notre rapport contemporain aux technologies numériques ? Cette position inconfortable, qui suscite l’incompréhension ou la méfiance tant du côté des arts numériques “orthodoxes” que de l’art contemporain institutionnel, ne révèle-t-elle pas une tension plus fondamentale, plus existentielle, qui traverse notre relation aux dispositifs techniques qui peuplent désormais notre quotidien ?

Car que signifie véritablement cette distinction entre une approche “numérique” et une approche “contemporaine” de l’art ? N’est-elle pas symptomatique d’une difficulté plus profonde à penser la technique autrement que comme un simple outil, comme un moyen au service de fins qui lui seraient extérieures ? Les arts numériques, dans leur fascination parfois naïve pour les potentialités du code, du logiciel libre, des interfaces interactives, ne risquent-ils pas de réduire la technologie à sa dimension instrumentale, à un ensemble de procédés susceptibles de produire des effets esthétiques inédits ? Et l’art contemporain, dans son approche souvent distanciée, critique ou ironique des technologies, ne perpétue-t-il pas, à sa manière, cette conception instrumentale en se contentant d’inverser le signe de valorisation ?

Entre ces deux pôles institutionnels se dessine peut-être la possibilité d’une autre approche, qui ne considérerait plus la technologie ni comme un simple outil à maîtriser ni comme un phénomène extérieur à critiquer, mais comme une dimension constitutive de notre être-au-monde contemporain, comme ce par quoi et à travers quoi nous faisons l’expérience de nous-mêmes et du réel. Une approche qui s’intéresserait moins aux prouesses techniques ou aux effets spectaculaires des dispositifs numériques qu’à leur dimension existentielle, à la façon dont ils reconfigurent silencieusement mais profondément notre rapport au temps, à l’espace, à la mémoire, à l’identité, à l’altérité.

Il est bien sûr très difficile de délimiter la frontière entre l’art numérique et l’art contemporain, mais en France elle semble exister peut-être moins d’une façon conceptuelle qu’institutionnelle. Chacun aime à rester dans son camp et parfois espère passer dans le camp adverse. Chacun se présente comme une victime, comme le mal aimé, l’art numérique serait méprisé par l’institution tandis que l’art contemporain ne pourrait recevoir des financements aussi importants que l’art numérique qui lui est lié à la recherche et à l’innovation. Dans les deux cas on se présente aussi comme un vainqueur, l’art numérique prétendant parfois, mais de plus en plus rarement, constituer la relève de l’art et son avenir, tandis que l’art contemporain méprise ce qu’elle prend, à tort ou à raison, comme une naïveté dans l’art numérique.

Cette configuration institutionnelle, avec ses luttes de pouvoir, ses stratégies de légitimation et ses mécanismes d’exclusion réciproque, n’est-elle pas révélatrice d’un malaise plus profond concernant le statut même de la technique dans notre culture ? Ne témoigne-t-elle pas d’une incapacité structurelle à penser la technique autrement que sur le mode de l’opposition entre technophilie et technophobie, entre célébration acritique et rejet nostalgique ? Comme si notre imaginaire collectif restait prisonnier d’une alternative stérile entre, d’un côté, une fascination naive pour l’innovation technologique et, de l’autre, une méfiance cultivée à l’égard de ses effets aliénants.

Les artistes numériques, dans leur quête de reconnaissance institutionnelle, ne sont-ils pas tentés parfois d’exagérer la dimension révolutionnaire, disruptive ou avant-gardiste de leurs pratiques, comme si la simple utilisation des technologies les plus récentes garantissait d’emblée la pertinence ou la radicalité de leur démarche ? À l’inverse, les acteurs de l’art contemporain dominant, dans leur souci de préserver leur capital symbolique et leur position d’arbitres du goût légitime, ne sont-ils pas enclins à disqualifier a priori les pratiques artistiques trop ostensiblement technologiques, comme si l’investissement dans la technique trahissait nécessairement une forme de naïveté conceptuelle ou d’innocence critique ?

Cette dynamique institutionnelle, avec ses stratégies défensives et ses postures victimaires, ne fait-elle pas écran à des questions plus fondamentales concernant la nature même de la technique et son rôle dans la constitution de notre expérience contemporaine ? Ne nous condamne-t-elle pas à perpétuer des clivages artificiels, des oppositions factices qui nous empêchent de penser la complexité et l’ambivalence de notre condition technologique ?

Il est certes difficile de définir cette frontière parce que comme dans toute frontière il existe des lieux de passage, des zones franches, des interstices, des espaces gris. Chaque délimitation se porte à sa limite, à son indistinction, mais ce que l’on peut tout de même souligner c’est que tout semble se jouer sur une certaine relation à la technique et nous savons que dans l’histoire de l’art cette relation est problématique puisqu’elle a été en partie la source de la séparation entre eux les arts mécaniques et les arts libéraux. L’art numérique et l’art contemporain considèrent la technique le plus souvent de façon instrumentale comme étant le moyen expressif de certaines fins artistiques. On ne cessera jamais de critiquer ce point de vue le plus couramment utilisé et dont le règne prend souvent la figure de l’évidence, parce qu’il méconnaît fondamentalement ce qu’est la technique, sa nature, son heuristique mais aussi parfois son étrange solitude.

Cette persistance d’une conception instrumentale de la technique dans le champ artistique n’est-elle pas d’autant plus paradoxale que l’art s’est historiquement défini, du moins depuis le romantisme, comme une activité irréductible à la pure technicité, comme une pratique qui excède toujours la simple application de règles ou de procédés ? L’art moderne et contemporain ne s’est-il pas construit en grande partie contre cette réduction de la création artistique à sa dimension technique, contre cette conception artisanale qui ferait de l’artiste un simple technicien virtuose ?

Et pourtant, cette valorisation de la dimension non-technique, conceptuelle ou expressive de l’art ne reconduit-elle pas, sous une forme inversée, le même dualisme entre technique et expression, entre moyen et fin, entre instrument et intention ? Ne perpétue-t-elle pas cette séparation artificielle entre la dimension matérielle, concrète, technique de la création et sa dimension spirituelle, conceptuelle ou existentielle ? Comme si la technique n’était jamais qu’un véhicule neutre, transparent, au service d’une intention ou d’un concept qui lui préexisterait et qui constituerait la véritable essence de l’œuvre.

Cette conception instrumentale de la technique ne nous rend-elle pas aveugles à sa dimension constitutive, à la façon dont elle participe activement à la formation de notre sensibilité, de notre imaginaire, de notre rapport au monde ? Ne nous empêche-t-elle pas de percevoir comment les dispositifs techniques que nous utilisons ne sont jamais de simples outils neutres, mais bien des médiations qui transforment profondément notre expérience, qui reconfigurent nos perceptions, qui structurent nos modes de pensée ?

Et cette “étrange solitude” de la technique évoquée dans le texte, n’est-elle pas précisément ce qui échappe à cette conception instrumentale, ce qui résiste à cette réduction de la technique à sa simple utilité ou à sa fonction expressive ? N’est-elle pas ce reste irréductible, cette opacité fondamentale qui fait que la technique n’est jamais entièrement maîtrisable, jamais entièrement transparent à nos intentions, jamais entièrement réductible à nos projets ?

À partir du moment où le technologique n’est plus considéré du point de vue instrumental la distinction entre art numérique et contemporain se disloque. Car finalement ce que l’on conteste chez certains artistes dont je fais partie c’est que l’intérêt pour le numérique n’est en rien technique mais existentiel. Nous considérons en effet les technologies selon l’angle de la finitude et de l’absolu. Ces deux notions sont antagoniques mais composent une polarité dont la polyphonie prend forme dans les œuvres. La finitude des technologies c’est la façon dont, selon une boucle à double sens, nous sommes affectés et nous affectons la matérialité des techniques. Il y a une originarité double que l’on peut nommer l’anthropotechnologie. L’absolu dépasse le point de vue du pour soi vers l’en soi. La question de savoir comment nous pouvons avoir accès à l’absolu est bien sûr une question que nous suspendons ici et qui relève des débats avec le réalisme spéculatif. Ce qui nous intéresse ici c’est que l’absolu dans l’art c’est aujourd’hui pouvoir considérer les technologies du point de vue de la solitude. Que veut dire pour une technologie que d’être solitaire au-delà de la projection anthropomorphique que nous pouvons y faire? Que ce soit du point de vue de la solitude ou de la finitude, de l’art dit numérique ou de l’art dit technologique (mais qui “dit” cela?), il y a des attracteurs à explorer, des polarités complexes que nul positionnement institutionnel, par lequel chacun défend une position qui n’est qu’idéologique et dont l’argumentation est le plus souvent d’une faiblesse effarante, ne saura résoudre ou contraindre.

Cette désarticulation des frontières institutionnelles entre art numérique et art contemporain, dès lors que l’on abandonne une conception purement instrumentale de la technique, n’ouvre-t-elle pas un espace de pensée et de création infiniment plus fécond, plus complexe, plus nuancé ? Un espace où la technique ne serait plus considérée comme un simple moyen au service d’une fin artistique préexistante, mais comme une dimension constitutive de notre être-au-monde, comme un mode fondamental de notre relation au réel ?

Cette approche “existentielle” des technologies numériques, qui les envisage selon “l’angle de la finitude et de l’absolu”, ne nous invite-t-elle pas à dépasser les oppositions simplistes entre technophilie et technophobie, entre fascination acritique et méfiance systématique ? Ne nous permet-elle pas d’appréhender la technique dans son ambivalence fondamentale, dans sa polarité constitutive entre ce qui nous affecte et ce que nous affectons, entre ce qui nous conditionne et ce que nous transformons ?

L’anthropotechnologie évoquée ici, cette “originarité double” qui lie indissociablement l’humain et la technique dans une relation de co-constitution réciproque, ne nous oblige-t-elle pas à repenser radicalement notre conception même de la subjectivité, de la création, de l’expérience esthétique ? Si nous sommes toujours déjà techniquement médiatisés, si notre rapport au monde et à nous-mêmes passe nécessairement par des dispositifs techniques qui ne sont jamais neutres, jamais transparents, alors l’art ne peut plus se contenter d’utiliser la technique comme un simple outil : il doit interroger cette médiation technique comme la condition même de toute expérience, de toute perception, de toute création.

Et cette “solitude” de la technologie, cette dimension “en soi” qui échappe à notre projection anthropomorphique, n’est-elle pas précisément ce qui fait la richesse et la complexité de notre relation aux dispositifs techniques ? N’est-ce pas dans cette résistance, dans cette opacité, dans cette altérité irréductible de la technique que réside la possibilité d’une rencontre authentique, d’un dialogue véritable entre l’humain et le non-humain ? Un dialogue qui ne se réduirait ni à la pure instrumentalisation (la technique comme simple outil au service de nos fins) ni à la pure aliénation (la technique comme force autonome qui nous dominerait), mais qui ouvrirait un espace d’échange, de friction créatrice, de transformation mutuelle ?

Les “attracteurs à explorer”, les “polarités complexes” que mentionne le texte ne dessinent-ils pas les contours d’une pratique artistique qui échapperait aux catégorisations institutionnelles, aux oppositions stériles entre art numérique et art contemporain, pour s’aventurer dans des territoires plus ambigus, plus incertains, mais aussi plus fertiles ? Une pratique qui ne chercherait ni à célébrer acritiquement les potentialités des nouvelles technologies ni à les critiquer de l’extérieur, mais à habiter leur ambivalence, à explorer leur dimension existentielle, à interroger leur étrange solitude ?

Cette approche ne nous invite-t-elle pas, finalement, à considérer l’art non plus comme une activité séparée, autonome, qui se définirait par son opposition à la technique ou à l’industrie, mais comme une forme particulièrement intense et réflexive de notre relation technique au monde ? Une relation qui, loin de réduire la technique à sa dimension instrumentale, l’envisagerait comme ce par quoi nous nous rapportons au monde et à nous-mêmes, comme ce qui structure notre expérience, notre sensibilité, notre imaginaire ?

N’est-ce pas là, peut-être, que réside la possibilité d’un dépassement véritable des oppositions stériles entre art numérique et art contemporain, entre technophilie et technophobie, entre instrumentalisation et critique distanciée ? Dans cette attention portée à la dimension existentielle des technologies, à leur finitude comme à leur solitude, à leur capacité à nous affecter comme à être affectées par nous ? Une attention qui ne serait ni fascination naïve ni méfiance systématique, mais exploration patiente, curieuse, attentive des multiples façons dont les technologies contemporaines reconfigurent notre rapport au monde, aux autres et à nous-mêmes.