De deux régimes possibles dans l’IA générative / On Two Possible Regimes in Generative AI

La variabilité vectorielle et ses mutations

L’émergence des intelligences artificielles génératives marque une rupture profonde dans les modes de production médiatique contemporains. Nous assistons à l’obsolescence progressive du modèle de reproductibilité technique théorisé par Walter Benjamin, fondé sur la création d’une matrice coûteuse dont les copies successives réduisent proportionnellement les coûts unitaires. Cette logique industrielle, qui imposait une économie d’échelle contraignant à la production d’objets identiques et au mimétisme des désirs, cède sa place à un nouveau paradigme : celui de la variation automatisée par ressemblance vectorielle.

Les technologies d’imagination artificielle ne produisent plus de copies au sens strict, mais génèrent des variations à partir d’une automatisation statistique de la ressemblance. Cette transformation fondamentale bouleverse non seulement les processus créatifs, mais redéfinit également les enjeux esthétiques et politiques de la production d’images. L’espace latent des modèles génératifs devient le nouveau territoire de l’imagination technique, un domaine où s’entremêlent archives humaines et possibilités machiniques dans des configurations inédites.

Cette mutation technologique s’accompagne d’une reconfiguration des rapports entre mémoire et imagination. Les systèmes d’IA générative opèrent comme des machines oniriques, transformant nos productions culturelles archivées en hallucinations statistiques. Ils révèlent ainsi l’indistinction fondamentale entre documentation et fiction, entre ce qui a été capturé et ce qui peut être généré. Cette capacité de transformation des données discrètes en possibilités activables constitue le cœur de ce nouveau régime d’imagination artificielle.

Fascination ou expérimentation

Face à cette révolution technologique, deux approches artistiques distinctes émergent, révélant des positions esthétiques et politiques différentes que nous distinguerons d’une manière nette pour des raisons de clarté, même si dans les faits ces catégories sont poreuses et instables. La première approche s’inscrit dans une fascination pour la surproduction médiatique rendue possible par les plateformes commerciales. Cette pratique, héritière d’une lignée artistique initiée à la fin du XIXe siècle et culminant avec le pop art des années 1950, perpétue une relation ambivalente au capitalisme industriel.

Cette approche se caractérise par une critique qui demeure prisonnière de son objet. En mettant en scène et en surjouant les travers du capitalisme technologique, elle produit paradoxalement une forme de renforcement spectaculaire de la domination qu’elle prétend dénoncer. Ces pratiques, fondamentalement discursives même lorsqu’elles prennent la forme d’images, génèrent une contrefactualité de saturation qui ne transforme rien à la réalité existante, se contentant de la rendre plus caricaturale.

L’usage immédiat et non réflexif des outils commerciaux d’IA générative s’inscrit dans cette logique. Les images produites massivement sur les réseaux sociaux par des amateurs fascinés par la facilité technique, comme les œuvres d’artistes reproduisant sans distance critique les esthétiques préformatées par les algorithmes commerciaux, participent de cette surfactualité saturante : on poursuit le chemin ouvert par le pop art, dont l’un des derniers avaters fut entre 2007 et 2015 le post-Internet. L’esthétique devient volontairement kitsch (puisque tout se vaut), on s’inspire des memes qui traînent sur 4chan, on s’amuse des clichés et des lieux communs qu’on rejoue inlassablement. Elles alimentent un flux d’images qui intensifie le réel sans le questionner, produisant une hyperréalité qui masque ses propres mécanismes de production. Elles poursuivent dans l’histoire de l’art ce qui avait émergé à la fin du siècle dernier.

À l’inverse, une seconde approche, minoritaire mais conceptuellement plus riche, explore les hybridations nouvelles entre mondes intérieur et extérieur à l’ordinateur. Cette démarche expérimentale ne cherche pas à saturer la factualité existante, mais à faire émerger des formes d’étrangeté ontologique à travers l’exploration d’espaces latents souvent auto-entraînés. Cette contrefactualité du possible ne prétend pas être factuelle mais constitue une forme d’anti-ontologie, explorant ce qui résiste à la capture immédiate du sens.

Cette approche génère un mode visuel bruité, métamorphique et monstrueux qui échappe à la simple reproduction des images héritées de la reproductibilité photographique. Elle révèle le potentiel des intelligences artificielles génératives à dépasser le mimétisme pour inventer de nouvelles formes plastiques qu’on désignera comme AlIen. Ces pratiques explorent les marges statistiques des modèles, cultivant les moments d’aliénation où machine et humain s’interrompent mutuellement, ouvrant des espaces d’exploration inédits.

Politiques de l’imagination artificielle

Ces deux modalités d’usage de l’IA générative révèlent deux positions politiques contemporaines opposées. La première position critique la domination économique et capitaliste tout en reconnaissant son caractère totalisant. Face à l’infiltration de cette domination dans toutes nos activités quotidiennes, elle adopte une posture de désertion théorique qui se contente de décrire le vertige produit par l’observation des mécanismes de pouvoir.

Cette position, paradoxalement pastorale, mise sur la prise de conscience critique comme vecteur de changement, mais son effet immédiat consiste à ne jamais sortir du cercle de la domination qu’elle dénonce. Elle reproduit en miroir ce qu’elle critique, s’instituant simultanément comme prophète du danger et détenteur du remède, sans jamais questionner ses propres conditions de possibilité.

La seconde approche, inextricablement esthétique et politique, développe une politique expérimentale qui explore les possibles au-delà de l’existant. Cette démarche renverse la critique par l’expérimentation, s’engageant dans des explorations dont elle ne connaît pas d’avance les résultats. Elle échappe à l’ordre strictement discursif de l’anticipation pour s’aventurer dans des territoires ontologiques inexplorés.

Cette expérimentation ne relève pas de l’ordre du discours mais de l’exploration de possibilités non-factuelles qui interrogent les limites mêmes du possible. Elle constitue une forme de résistance créative qui refuse la soumission aux logiques préexistantes pour inventer de nouvelles modalités d’existence et de création.

L’art contemporain à l’ère de l’IA générative porte ainsi la responsabilité historique de ne pas abandonner le terrain de l’innovation technologique aux seules forces du marché. Cette responsabilité exige une refondation de notre rapport à la finitude et une réinvention de ce que signifie créer dans l’horizon de l’aliénation et de la précarité contemporaines. Les pratiques artistiques, par leur entrelacement avec les questions techniques, anticipent et performent les alignements politiques des sociétés, constituant un champ dialectique où différentes positions peuvent se confronter et se différencier dans la multiplicité.


Vectorial Variability and Its Mutations

The emergence of generative artificial intelligences marks a profound rupture in contemporary media production modes. We are witnessing the progressive obsolescence of the technical reproducibility model theorized by Walter Benjamin, founded on the creation of an expensive matrix whose successive copies proportionally reduce unit costs. This industrial logic, which imposed a scale economy constraining the production of identical objects and the mimicry of desires, gives way to a new paradigm: that of automated variation through vectorial resemblance.

Artificial imagination technologies no longer produce copies in the strict sense, but generate variations through statistical automation of resemblance. This fundamental transformation not only disrupts creative processes but also redefines the aesthetic and political stakes of image production. The latent space of generative models becomes the new territory of technical imagination, a domain where human archives and machinic possibilities interweave in unprecedented configurations.

This technological mutation is accompanied by a reconfiguration of the relationships between memory and imagination. Generative AI systems operate as oneiric machines, transforming our archived cultural productions into statistical hallucinations. They thus reveal the fundamental indistinction between documentation and fiction, between what has been captured and what can be generated. This capacity to transform discrete data into activatable possibilities constitutes the core of this new regime of artificial imagination.

Fascination or Experimentation

Faced with this technological revolution, two distinct artistic approaches emerge, revealing different aesthetic and political positions that we will distinguish clearly for reasons of clarity, even though in practice these categories are porous and unstable. The first approach is inscribed in a fascination for the media overproduction made possible by commercial platforms. This practice, inheriting from an artistic lineage initiated at the end of the 19th century and culminating with the pop art of the 1950s, perpetuates an ambivalent relationship to industrial capitalism.

This approach is characterized by a critique that remains prisoner of its object. By staging and overplaying the flaws of technological capitalism, it paradoxically produces a form of spectacular reinforcement of the domination it claims to denounce. These practices, fundamentally discursive even when they take the form of images, generate a counterfactuality of saturation that transforms nothing in existing reality, merely making it more caricatural.

The immediate and unreflective use of commercial generative AI tools inscribes itself in this logic. Images massively produced on social networks by amateurs fascinated by technical ease, like works by artists reproducing without critical distance the aesthetics preformatted by commercial algorithms, participate in this saturating superfactuality: we continue the path opened by pop art, one of whose last avatars was post-Internet between 2007 and 2015. The aesthetic becomes voluntarily kitsch (since everything is equivalent), one draws inspiration from memes that linger on 4chan, one amuses oneself with clichés and commonplaces that are tirelessly replayed. They feed a flow of images that intensifies the real without questioning it, producing a hyperreality that masks its own production mechanisms. They continue in art history what had emerged at the end of the last century.

Conversely, a second approach, minority but conceptually richer, explores new hybridizations between worlds interior and exterior to the computer. This experimental approach does not seek to saturate existing factuality, but to make emerge forms of ontological strangeness through the exploration of often self-trained latent spaces. This counterfactuality of the possible does not claim to be factual but constitutes a form of anti-ontology, exploring what resists immediate capture of meaning.

This approach generates a noisy, metamorphic, and monstrous visual mode that escapes the simple reproduction of images inherited from photographic reproducibility. It reveals the potential of generative artificial intelligences to surpass mimicry and invent new plastic forms that we will designate as AlIen. These practices explore the statistical margins of models, cultivating moments of alienation where machine and human mutually interrupt each other, opening unprecedented spaces of exploration.

Politics of Artificial Imagination

These two modalities of generative AI usage reveal two opposing contemporary political positions. The first position criticizes economic and capitalist domination while recognizing its totalizing character. Faced with the infiltration of this domination into all our daily activities, it adopts a posture of theoretical desertion that contents itself with describing the vertigo produced by observing power mechanisms.

This position, paradoxically pastoral, bets on critical awareness as a vector of change, but its immediate effect consists in never leaving the circle of domination it denounces. It reproduces in mirror what it criticizes, simultaneously instituting itself as prophet of danger and holder of the remedy, without ever questioning its own conditions of possibility.

The second approach, inextricably aesthetic and political, develops an experimental politics that explores possibilities beyond the existing. This approach reverses critique through experimentation, engaging in explorations whose results it does not know in advance. It escapes the strictly discursive order of anticipation to venture into unexplored ontological territories.

This experimentation does not belong to the order of discourse but to the exploration of non-factual possibilities that interrogate the very limits of the possible. It constitutes a form of creative resistance that refuses submission to preexisting logics to invent new modalities of existence and creation.

Contemporary art in the era of generative AI thus carries the historical responsibility of not abandoning the terrain of technological innovation to market forces alone. This responsibility demands a refoundation of our relationship to finitude and a reinvention of what it means to create in the horizon of contemporary alienation and precarity. Artistic practices, through their entanglement with technical questions, anticipate and perform the political alignments of societies, constituting a dialectical field where different positions can confront and differentiate themselves in multiplicity.