Création expressive ou exploration du possible de l’IA / Expressive creation or exploring the possibilities of AI
Si l’IA affectera une grande partie des activités humaines, elle s’est d’’abord rendue visible aux yeux du grand public depuis quelques mois par des questions adressées au statut de l’art. Il s’agit moins d’œuvres d’art, dont le statut reste problématique, qu’une manière de questionner l’art, dans sa conception héritée du XIXe siècle, et tout particulièrement dont les écrivains ont imaginé l’acte artistique (Le chef-d’œuvre inconnu, Balzac), comme un acte créateur, pur, expressif provenant d’une supposée intériorité humaine. L’art servant ici de symptôme pour détecter une intériorité dont les traces ne peuvent être qu’indirectes. On a beau savoir que cette conception a été contestée pendant tout le XXe siècle, l’imaginaire collectif reste entièrement ancré à ce paradigme et semble y tenir comme à lui-même.
La confrontation de l’IA à ce paradigme de l’acte créateur est un test, qui n’a plus grand-chose à voir avec celui de Turing, permettant de déterminer si la machine a une capacité d’expression, ce qui suppose une intériorité psychique. Partant d’une conception erronée de l’art comme expression, il va de soi qu’on parvient toujours au même résultat : passé la fascination pour les productions statistiques, on en vient à moquer le kitsch normalisé de celles-ci et à trouver toutes les raisons du monde pour les décrédibiliser.
Par là, on ignore qu’au cours du siècle dernier des artistes et des théoriciens de l’art ont avancé d’autres paradigmes de la production artistique, mais encore on sous-estime le rôle du kitsch et du déjà vu dans la production contemporaine. Si l’on moque l’IA, c’est pour refouler que nous avons aussi ce sentiment en voyant de nombreuses expositions et que l’originalité, à l’ère de la surproduction médiatique, est devenue un mythe. Notre perception est celle d’un éternel retour esthétique, non comme retour de la différence, mais retour idiot du même.
Dès lors, la plupart des articles sur l’art et l’IA contestent cette dernière parce qu’elle serait incapable d’originalité. Mais quels sont les artistes qui sont originaux ? Par ailleurs, on teste les IA génératives en se moquant de leurs erreurs (le nombre de doigts par exemple ou leur impossibilité à produire des relations causales) et en voulant à tout prix trouver les critères permettant de départager les vraies des fausses images. S’il y a de quoi sourire à affecter une valeur de vérité aux images (c’est quoi une « fausse image »), on peut aussi s’interroger sur la naïveté du réalisme ainsi supposée qui semble retourner à des débats du XIXe siècle sur le nombre de vertèbres de l’Odalisque ou sur la mécanisation des images au salon de 1857 décrit par Baudelaire.
S’il n’est pas question ici de recomposer cette histoire de la contestation de l’acte artistique comme création expressive, on doit souligner que l’IA générative peut être réinscrite dans cette histoire et comme une nouvelle avancée dans l’industrialisation esthétique qui n’affecte plus seulement la production d’images comme empreinte chimique de la lumière (photoréalisme), mais le commun de l’image (leur accumulation) ainsi que l’acte de représentation elle-même, c.-à-d. l’imagination entendue comme production d’images.
Des papiers collés (Picasso Braque), à la signature des objets industriels (Duchamp) en passant par leur réappropriation-réinterprétaton (Brancusi), jusqu’à leur re-reproduction (Warhol) ou leur accumulation (Armand), et à leur postproduction telle que thématisée par Nicolas Bourriaud, tout ceci nous semblait constituer des acquis du XXe siècle. L’artiste n’est pas un génie qui a des visions dans son intériorité qu’il sait exprimer dans une matière héritée de la nature qui en fait quelqu’un de si singulier qu’il est toujours à la limite de la folie. Paradoxalement, cette conception anomique de l’art est devenue réactionnaire et est souvent le fait de personnes qui ne l’utilisent que pour défier l’IA, mais qui peut être ne l’accepteraient pas dans des pratiques artistiques.
On peut donc proposer une dialectique entre la création et l’exploration. Si le sens commun conçoit un test artistique de l’IA pour vérifier son absence d’expressivité et en déduire l’inexistence de son intériorité, l’exploration quant à elle ne soumet pas d’avance l’IA à un modèle anthropologique, ne présuppose pas un paradigme de l’art comme création, mais décrit factuellement certaines opérations productives. Quand on génère un média avec une IA, on est moins en position de créateur démiurgique qu’on n’explore un ensemble de probabilités statistiques, nommées « espaces latents », qui contient non seulement un ensemble de données déjà constituées, nommé « dataset », mais qui du fait des probabilités sont organisées, c.-à-d. spatialement structurées, de manière à produire une infinité de résultats. Ceux-ci ne sont pas connus d’avance, même si le spectre de leur variabilité peut être abstraitement conçu. L’exploration de l’IA consiste donc à découvrir de nouvelles possibilités produites à partir de l’hypermnésie médiatique, fruit de plus de 30 ans d’accumulation sur le Web et les machines (CCTV, etc). La relation entre le dataset et ce qui est généré n’est ni une simple répétition ni une pure différence, mais est une compositionnalité paramétrée (permettant les métamorphoses comme avec les GAN et les plis comme avec les modèles de diffusion). Cette dernière produit une image qui n’a jamais existé, mais qui aurait pu exister et qui a pour cette raison un goût de déjà vu. C’est à strictement parler une esthétique du possible.
L’acte artistique n’est donc pas ici un acte créateur, mais un acte d’exploration qui suppose d’avoir une carte mentale de l’espace latent qui formalise la culture comme un ayant été passé permettant de produire quelque chose qui n’a jamais eu lieu. C’est dans la relation entre l’espace latent et l’exploration, comme capacité à percevoir par anticipation cet espace et d’en réorganiser les paramètres et les sous-espaces, qu’une automatisation de la mimèsis a lieu, automatisation qui constitue réellement l’apport des IA génératives au domaine artistique en tant que poursuite d’une histoire de l’art baignée dans la reproductibilité industrielle et technique.
Il y a peu d’espoir que le sens commun accepte d’abandonner l’acte artistique comme création artistique parce que cet abandon le blesserait narcissiquement en lui confisquant une faculté attribuée par la négative (comme souvent, on se trouve intelligent parce qu’on soustrait certaines entités du domaine de l’intelligence). Il faudrait alors accepter, comme l’ont fait depuis plus d’un siècle de nombreux artistes, de perdre l’anthropocentrisme et l’exceptionnalité humaine.
Dès lors, les productions esthétiques avec des IA génératives se divisent et se diviseront dans les années à venir entre les créatifs qui seront uniquement capables d’exprimer les avancées techniques et instrumentales des IA en épatant la galerie temporairement et en réitérant des critères esthétiques passés tels que le photoréalisme, et les artistes qui seront capables non seulement d’explorer singulièrement ces espaces latents, mais encore de les articuler avec des espaces latents culturels extratechniques, et qui ainsi parviendront à expérimenter avec la logique de l’IA sans nécessairement utiliser cette technologie. Les productions des premiers pourront toujours être évaluées par un critère externe privilégiant le déjà-connu alors que celles des seconds produiront leurs propres critères en explorant les possibles.
L’industrialisation de la ressemblance semble constituer une évolution aussi importante que l’invention du photoréalisme du XIXe siècle, invention qui a marqué et a été marquée au-delà de l’histoire de l’art tant elle a affecté la société en son entier et la capacité même de constituer et de raconter l’histoire. Les IA génératives sont le médium d’exploration de l’hypermnésie du Web qui n’était plus à la mesure de la perception humaine. Elles ne l’explorent pas élément par élément en les plaçant dans des bases de données ou en faisant de la visualisation de données, dataviz qui était une tentative échouée de se saisir de cette immensité des traces par des ensembles regroupés. Elle l’explore par l’articulation entre ce qui existe déjà et ce qui pourrait exister, c.-à-d. par le possible lui-même.
While AI will affect a wide range of human activities, it has first made itself visible to the general public in recent months through questions addressed to the status of art. This is less a question of works of art, whose status remains problematic, than a way of questioning art, in its conception inherited from the 19th century, and particularly from writers who imagined the artistic act (Le chef-d’œuvre inconnu, Balzac), as a creative, pure, expressive act originating from a supposed human interiority. Art serves here as a symptom to detect an interiority whose traces can only be indirect. Despite the fact that this concept was contested throughout the 20th century, the collective imagination remains entirely anchored in this paradigm, and seems to hold on to it as if it were its own.
AI’s confrontation with this paradigm of the creative act is a test, which no longer has much in common with Turing’s, to determine whether the machine has a capacity for expression, which presupposes a psychic interiority. Starting from an erroneous conception of art as expression, it goes without saying that we always arrive at the same result: past the fascination for statistical productions, we end up mocking their standardized kitsch and finding all the reasons in the world to discredit them.
This not only ignores the fact that artists and art theorists have advanced other paradigms of artistic production over the last century, but also underestimates the role of kitsch and déjà vu in contemporary production. If we mock AI, it’s to deny that we also feel this way when we see many exhibitions, and that originality, in an age of media overproduction, has become a myth. Our perception is that of an eternal aesthetic return, not as a return to difference, but as a foolish return to the same old thing.
As a result, most articles on art and AI challenge the latter as incapable of originality. But which artists are original? On the other hand, generative AIs are tested by making fun of their errors (the number of fingers, for example, or their inability to produce causal relations) and by desperately trying to find the criteria for distinguishing true from false images. While there’s something to be said for assigning a truth value to images (what’s a “false image”?), there’s also something to be said for the naïveté of realism thus assumed, which seems to hark back to 19th-century debates over the number of vertebrae in the Odalisque, or the mechanization of images at the 1857 Salon described by Baudelaire.
While there is no question here of recomposing this history of the contestation of the artistic act as expressive creation, we must emphasize that generative AI can be reinscribed in this history and as a new advance in aesthetic industrialization that no longer merely affects the production of images as the chemical imprint of light (photorealism), but the commonality of the image (their accumulation) as well as the act of representation itself, i.e. imagination understood as image production.
From paper collage (Picasso Braque), to the signature of industrial objects (Duchamp), via their reappropriation-reinterpretation (Brancusi), to their re-reproduction (Warhol) or accumulation (Armand), and their post-production as thematized by Nicolas Bourriaud, all this seemed to us to constitute the achievements of the twentieth century. The artist is not a genius who has visions in his interiority that he knows how to express in a material inherited from nature, making him someone so singular that he’s always on the verge of madness. Paradoxically, this anomic conception of art has become reactionary and is often the work of people who only use it to challenge AI, but who perhaps wouldn’t accept it in artistic practices.
We can therefore propose a dialectic between creation and exploration. While common sense might envisage an artistic test of AI to verify its lack of expressivity and deduce the non-existence of its interiority, exploration does not pre-submit AI to an anthropological model, nor does it presuppose a paradigm of art as creation, but factually describes certain productive operations. When we generate media with an AI, we are less in the position of a demiurgic creator than we are exploring a set of statistical probabilities, called “latent spaces”, which not only contain a set of already constituted data, called a “dataset”, but which, because of the probabilities, are organized, i.e. spatially structured, in such a way as to produce an infinite number of results. These are not known in advance, even if the spectrum of their variability can be abstractly conceived. AI exploration therefore consists in discovering new possibilities produced from media hypermnesia, the fruit of over 30 years of accumulation on the Web and machines (CCTV, etc.). The relationship between the dataset and what is generated is neither simple repetition nor pure difference, but is a parameterized compositionality (allowing metamorphoses as with GANs and folds as with broadcast models). The latter produces an image that has never existed, but could have, and therefore has a taste of déjà vu. Strictly speaking, it’s an aesthetic of the possible.
The artistic act here, then, is not a creative act, but an act of exploration that presupposes a mental map of latent space, formalizing culture as a having-been, enabling the production of something that never happened. It is in the relationship between latent space and exploration, as the ability to perceive this space in anticipation and to reorganize its parameters and subspaces, that an automation of mimesis takes place, an automation that really constitutes the contribution of generative AIs to the artistic domain as a continuation of an art history bathed in industrial and technical reproducibility.
There is little hope that common sense will agree to abandon the artistic act as artistic creation, because such abandonment would wound it narcissistically by confiscating a faculty attributed in the negative (as is often the case, we find ourselves intelligent because we subtract certain entities from the realm of intelligence). We would then have to accept, as many artists have done for over a century, the loss of anthropocentrism and human exceptionalism.
As a result, aesthetic productions with generative AIs are and will be divided in the years to come between creative artists who will only be able to express the technical and instrumental advances of AIs by temporarily wowing the gallery and reiterating past aesthetic criteria such as photorealism, and artists who will be capable not only of singularly exploring these latent spaces, but also of articulating them with extratechnical cultural latent spaces, and who will thus manage to experiment with the logic of AI without necessarily using this technology. The productions of the former can always be evaluated by an external criterion that privileges the already-known, while those of the latter will produce their own criteria by exploring the possible.
The industrialization of resemblance seems to me to be an evolution as important as the invention of photorealism in the 19th century, an invention that has marked and been marked beyond the history of art, so much has it affected society as a whole and the very capacity to constitute and tell history. Generative AIs are the medium for exploring the Web’s hypermnesia, which was no longer commensurate with human perception. They don’t explore it element by element by placing them in databases or by data visualization, dataviz, which was a failed attempt to grasp this immensity of traces through grouped sets. They explore it through the differentiated articulation between what already exists and what could exist, i.e., through the possible itself.