La complicité de la finance et de l’art critico-réflexif / The complicity of finance and critical-reflexive art
La critique du capitalisme semble aller de soi et se généralise en traversant le champ politique. Beaucoup accusent ce système socio-économique d’être le responsable des injustices et des exploitations, de la crise sans précédent dans laquelle nous sommes empêtrés et où c’est notre survie même qui est en jeu.
Qu’on le nomme capitalisme, néo-libéralisme, vectoriel, etc. c’est souvent la financiarisation de l’économie qui semble constituer le principal danger, tourbillonnant sur lui-même comme un flux en spirale. Par là, on désigne une construction autotélique et autoréférentielle de l’économie. Tout se passe comme si le signe économique se libérait de son référent matériel et perdait toute logique. On distingue par là une « économie véritable », simple compte de quantités physiques, et une « fausse économie » ne représentant rien d’autre qu’elle-même et se prenant comme objet et fin de son processus dont les produits dérivés et la crypto-spéculation seraient une des formes achevées. On sépare donc la bonne représentation réaliste et la mauvaise représentation idéaliste. Ceci permettrait d’expliquer un emballement de la machine qui deviendrait suicidaire : l’accumulation du capital pourrait bien aller jusqu’à la disparition de la vie sur Terre.
Il ne sera pas question de discuter de ce point de vue, ici largement simplifié, mais d’en apercevoir la structure formelle : une structure se prenant pour son propre objet et devenue comme folle, quasi-indépendante de l’être humain (et lorsqu’on désigne les êtres humains qui en seraient responsables, ils apparaissent eux-mêmes comme inhumains). Or on peut rapprocher cette structure effrayante, d’une autre bien connue dans la modernité et qui consiste aussi en un mouvement d’autonomie : la liberté envisagée comme la capacité d’agents à s’autodéterminer pour échapper à l’aliénation considérée comme la mauvaise influence d’une extériorité sur une intériorité.
L’objectif de l’individu comme des collectifs serait de se libérer des contraintes et de se prendre comme leur fin. Dans la Dialectique de la raison, Horkeimer et Adorno analysent avec finesse les contradictions de ce processus d’émancipation qui se retourne contre lui-même par la réification où les sujets deviennent des objets et sont chosifiés.
L’une des formes de l’émancipation autotélique fut la théorie artistique de Clement Greenberg où l’œuvre d’art doit se libérer de la représentation bourgeoise pour aller vers l’abstraction comme expression radicale des capacités du médium.
Dans les débats actuels, on reproche souvent à l’art de participer à la financiarisation du monde, à cet échange ontologique de la « fausse monnaie », du fait d’un marché lui-même largement financiarisé : les médias de masse semblent se délecter du ridicule des prix hors de proportion de certaines œuvres, tandis que la mondialisation des foires apparaît comme le symptôme d’une décadence culturelle. À droite comme à gauche, l’art contemporain serait responsable d’avoir vendu son âme au diable, entendez aux spéculateurs, aux financiers, aux banquiers, etc.
Cette critique de l’art contemporain mène à un appel 1/ à un retrait pur et simple des artistes, 2/ à un engagement dans les luttes sociales et 3/ à certaines recettes autoréférentielles. C’est cette dernière forme que j’aimerais traiter et si j’utilise la notion de recette c’est pour immédiatement en montrer la facilité normative et langagière.
De quoi s’agit-il ? Face à un problème déterminé, peu importe son contenu, l’artiste va proposer d’inventer une structure autoréférentielle se retournant contre et sur elle-même, mettant en œuvre les processus critiqués et les tournant simultanément en ridicule. Ainsi, on peut imaginer un artiste interrogeant les NFT en imaginant une œuvre fragmentée en X parts où le premier acheteur à toute la valeur, où le second a la moitié et le premier la moitié, et ainsi de suite jusqu’à une diminution complète de la valeur. Plus il y a d’acheteurs, moins il y a de valeur. Ce n’est là qu’un exemple, mais qui permet de comprendre la recette récursive de beaucoup d’artistes : retourner la structure comme un gant, et il faut avouer que cette logique permet de traiter à peu près n’importe quel sujet. On peut imaginer de faire des cultures polluantes pour traiter de l’anthropocène par exemple.
Cette recette de neutralisation généralisée doit être située dans le contexte historique de la valorisation de la réflexivité. L’artiste serait celui capable de rendre visible ce qui ne l’est pas, de rendre réflexif ce qui est mécanique ou simplement réflexe. C’est son rôle pastoral qui devrait révéler la vérité aux êtres humains.
La dénonciation de la finance est particulièrement adaptée à cette méthode, car elle partage la même structure performative inspirée de la philosophie du langage du siècle dernier. On découvre que le langage, l’énonciation, la nomination produisent elles-mêmes des effets. Tout comme il n’y a pas d’économie vraie, de signe désignant sans reste son référent, il n’y a pas de critique qui ne participe aux structures dénoncées.
Que produit cet art critique et réflexif ? Sans unifier des pratiques singulières, on peut souligner que ces œuvres sont souvent intéressées par l’art lui-même et mettent en abîme le milieu de l’art, ses critères, son économie, ses jeux de pouvoir, etc. Par là, elles s’adressent principalement aux personnes travaillant dans ce milieu, leur offrant le supplément d’âme et l’humour désirés. La critique institutionnelle provient de l’institution elle-même et lui est parfaitement adaptée parce qu’elle parle d’elle, elle la place devant un miroir et la magnifie. Ces œuvres sont aussi souvent esthétiquement neutres et grises. La forme importe peu, c’est une forme par défaut qui pourrait tout dire, dressant l’image d’un univers où tout se vaut dans le ridicule, où le plus gris, le plus commun est ce qu’il faut montrer pour, sans doute, se donner à soi une autre place, une place du dehors, plus élevée. La neutralisation esthétique est ici fondamentale, car avoir un style, une signature, un imaginaire reviendrait à une naïveté artistique. On se serait pris au jeu alors qu’il faut le neutraliser, le mettre à blanc pour critiquer.
Le fait que ces œuvres critiques utilisent les mêmes structures et la même logique que le signe financier est rarement questionné. Par ailleurs, on peut aussi s’interroger plus généralement sur le rôle de la critique et sur le fait qu’elle ne cesse de mettre en scène le pouvoir qu’elle prétend contester parce qu’elle en réaction par rapport à lui. En ce sens, elle tire tout son pouvoir de l’objet qu’elle critique et qu’elle imite. Ce mimétisme de l’œuvre critique sur son objet en fait une autre structure en spirale.
On pourrait bien alors estimer qu’il y a quelque humour à faire tournoyer les mêmes structures. Mais cela ne produit-il pas le sentiment d’une absence d’alternative. Est-ce que la dénonciation du signe vide de sens de la finance n’oublie-t-elle pas que cette vacuité de sens est aussi celle de l’œuvre et que l’ambiguïté est plus forte et profonde qu’on ne pourrait le penser ?
Car il faut revenir à cette évidence de la critique du capitalisme. Que nommons-nous par là ? Sa critique dans le champ artistique n’est-elle pas la mise en scène et la représentation constitutive de son pouvoir ? Quand un artiste s’attaque à un tel sujet et en fait l’œuvre d’une vie, n’y a-t-il pas une fascination ? Ne représente-t-il pas ainsi ce pouvoir et n’est-il pas, d’une certaine façon, à son service ?
Mon hypothèse est que les autoréférentialités performative de la finance et de l’œuvre d’art critique participent d’un même monde et sont complices l’une de l’autre. Peut-être relèvent-elles de la même logique dont la finance et l’art critique ne sont que des expressions. La puissance qui interrompt cette logique n’est pas la critique, mais l’imagination parce que celle-ci fait advenir dans ce qui est, ce qui n’est pas (encore) et ainsi elle ne réagit pas simplement à l’ordre existant, elle propose de remplacer cet ordre par l’inexistence de l’ordre, c’est-à-dire la contingence en tant que production de sens possible.
The criticism of the capitalism seems to be taken for granted and is generalized by crossing the political field. Many accuse this socio-economic system of being responsible for the injustices and the exploitations, of the unprecedented crisis in which we are entangled and where it is our very survival that is at stake.
Whether we call it capitalism, neo-liberalism, vectorism, etc., it is often the financialization of the economy that seems to constitute the main danger, swirling around itself like a spiral flow. By this we mean an autotelic and self-referential construction of the economy. It is as if the economic sign were freed from its material referent and lost all logic. One distinguishes between a “true economy”, a simple account of physical quantities, and a “false economy” representing nothing but itself and taking itself as the object and end of its process, of which derivatives and crypto-speculation would be one of the completed forms. We thus separate the good realistic representation from the bad idealist representation. This would allow us to explain a runaway of the machine that would become suicidal: the accumulation of capital could well lead to the disappearance of life on Earth.
It will not be a question of discussing this point of view, which is largely simplified here, but of seeing its formal structure: a structure that takes itself for its own object and that has become as if mad, almost independent of human beings (and when we designate the human beings who would be responsible for it, they themselves appear as inhuman). However, we can bring this frightening structure closer to another one, well known in modernity and which also consists in a movement of autonomy: freedom considered as the capacity of agents to self-determine in order to escape alienation considered as the bad influence of an exteriority on an interiority.
The objective of the individual as well as of the collectives would be to free themselves from constraints and to take themselves as their end. In the Dialectic of the reason, Horkeimer and Adorno analyze with sharpness the contradictions of this process of emancipation which turns against itself by the reification where the subjects become objects and are chosified.
One of the forms of the autotelic emancipation was the artistic theory of Clement Greenberg where the work of art must free itself from the bourgeois representation to go towards the abstraction as radical expression of the capacities of the medium.
In the current debates, one often reproaches to the art to participate in the financialization of the world, in this ontological exchange of the “false currency”, because of a market itself largely financialized: the mass media seem to delight in the ridiculous prices out of proportion of certain works, while the globalization of the fairs appears like the symptom of a cultural decadence. On the right as on the left, contemporary art would be responsible for having sold its soul to the devil, that is to say to speculators, financiers, bankers, etc.
This criticism of contemporary art leads to a call 1/ to a pure and simple withdrawal of the artists, 2/ to a commitment in the social struggles and 3/ to certain self-referential recipes. It is this last form that I would like to treat and if I use the notion of recipe it is to immediately show its normative and linguistic facility.
What is it about? Faced with a determined problem, whatever its content, the artist will propose to invent a self-referential structure turning against and on itself, implementing the criticized processes and turning them simultaneously into ridicule. Thus, one can imagine an artist questioning the NFTs by imagining a work fragmented into X shares where the first buyer has all the value, where the second has half and the first half, and so on until a complete decrease of the value. The more buyers there are, the less value there is. This is only one example, but it allows us to understand the recursive recipe of many artists: to turn the structure inside out, and it must be admitted that this logic allows us to treat almost any subject. One can imagine making polluting cultures to deal with the anthropocene for example.
This recipe must be situated in the historical context of the valorization of the reflexivity. The artist would be the one able to make visible what is not visible, to make reflexive what is mechanical or simply reflexive. It is his pastoral role that should reveal the truth to human beings.
The denunciation of finance is particularly adapted to this method, because it shares the same performative structure inspired by the philosophy of language of the last century. We discover that language, enunciation, and nomination themselves produce effects. Just as there is no true economy, no sign designating without resting its referent, there is no criticism that does not participate in the denounced structures.
What produces this critical and reflexive art? Without unifying singular practices, we can underline that these works are often interested by the art itself and put in abyss the milieu of the art, its criteria, its economy, its games of power, etc. By there, they address the question of the art of the future. By this, they address mainly the people working in this environment, offering them the desired extra soul and humor. The institutional criticism comes from the institution itself and is perfectly adapted to it because it speaks about it, it places it in front of a mirror and magnifies it. These works are also often aesthetically neutral and grey. The form does not matter, it is a form by default that could say everything, drawing up the image of a universe where everything is equal in the ridiculous, where the most gray, the most common is what it is necessary to show to, undoubtedly, give to oneself another place, a place of the outside, higher. The aesthetic neutralization is fundamental here, because to have a style, a signature, an imaginary would amount to an artistic naivety. One would have been taken in the game whereas it is necessary to neutralize it, to put it in blank to criticize.
The fact that these critical works use the same structures and the same logic as the financial sign is rarely questioned. Moreover, one can also question more generally the role of the criticism and on the fact that it does not cease to put in scene the power that it claims to contest because it in reaction with regard to him. In this sense, it draws all its power from the object that it criticizes and that it imitates. This mimicry of the critical work on its object makes it another spiral structure.
One could well estimate then that there is some humor in making the same structures spin. But doesn’t this produce the feeling of an absence of alternative. Doesn’t the denunciation of the meaningless sign of finance forget that this meaninglessness is also that of the work and that the ambiguity is stronger and deeper than one might think?
For we must return to this obvious criticism of capitalism. What do we name by that? Isn’t its critique in the artistic field the staging and the constitutive representation of its power? When an artist tackles such a subject and makes it his life’s work, is there not a fascination? Doesn’t he thus represent this power and isn’t he, in a certain way, at its service?
My hypothesis is that the performative self-referentialities of finance and of the critical work of art participate in the same world and are accomplices of each other. Perhaps they belong to the same logic of which finance and critical art are only expressions. The power that interrupts this logic is not the criticism, but the imagination because this one makes happen in what is, what is not (yet) and so it does not react simply to the existing order, it proposes to replace this order by the non-existence of the order, that is to say the contingency as production of possible sense.