À propos de “Lire le cerveau” de Pierre Cassou-Noguès

INTRODUCTION

M’intéressant aux flux, je me suis naturellement tourné vers la question de la conscience qui en est une forme privilégiée puisqu’elle détermine les cadres a priori de perception de tous les flux extérieurs. C’est à partir du temps vécu comme flux de la conscience dans la phénoménologie husserlienne1 puis en expérimentant les interfaces détectant les états cérébraux, que j’ai pu d’un point de vue tant discursif qu’artistique aborder ces fameux brain readers (BR)2. Les coûts de ceux-ci devenant accessibles, j’ai commencé à réaliser plusieurs projets :Emotional State3 (2011) qui traduit les états neurologiques en sentiments glanés sur Internet, Head Edit4 (2011) qui permet de monter un film selon son attention et sa détente, Dislocation VI5 (2012) qui grâce à la concentration permet de détruire des chaises virtuelles. Ces différentes expérimentations artistiques m’ont convaincu que l’intérêt des BR était moins de lire les pensées, je sentais intuitivement que cette hypothèse même était absurde quant à sa formulation, que de suggérer des états au sujet. La véritable question devenant alors la relation de suggestion, de croyance, de consentement, de rétroaction entre l’agent technique et l’agent humain, question éminemment artistique. À la manière d’une oeuvre d’art, la machine produit les effets que nous lui prêtons. La technologie est souvent plus prescriptive que descriptive, comme j’ai tenté de le montrer avec le concept de technontologique6. La lecture de différents ouvrages de sciences cognitives et neurosciences ne m’a guère convaincu, car ce qui était présenté comme des découvertes objectives me semblait des créations inconscientes de leur statut et de leurs présupposés. Le livre de Pierre Cassou-Noguès, dont je vais résumer l’argumentation, a rejoint certaines de mes intuitions de départ et m’a permis de les préciser. Lire le cerveau est non seulement un ouvrage qui problématise les BR en ne prenant pas pour argent comptant le discours scientifique puisqu’il envisage celui-ci comme déterminé par une idéologie inconsciente, mais qui approche aussi les technologies comme des phénomènes autoréalisateurs brouillant les frontières entre le discours et la réalité, et qui de surcroît propose une méthodologie spéculative utilisant la fiction dans le cadre de la réflexion philosophique. Nous verrons comment ces trois éléments s’enchâssent les uns dans les autres de façon logique.

L’AUTOCÉRÉBROSCOPE

Pierre Cassou-Noguès s’interroge pour savoir de quelle manière un BR, une technologie qui semble devoir révolutionner notre civilisation, pourrait fonctionner. À quelles conditions peut-on dire qu’un tel lecteur lit réellement la pensée ? Si on peut lire la pensée, est-elle une écriture ? Pour beaucoup de chercheurs cela semble aller de soi : « Les états cérébraux sont non seulement corrélés aux états mentaux, mais que les états cérébraux et les états mentaux représentent une même chose sous deux aspects différents. »7 Quelle est donc cette chose si ce n’est l’état intérieur, subjectif de la personne dont on lit la pensée ? Or comme le remarque l’auteur, la vérification de la corrélation ne peut qu’être le fait du sujet lui-même. En d’autres termes, le lecteur doit vérifier auprès du lisible si ce qu’il a lu correspond à ce qui était écrit. Le mental relève d’une expérience privée et intérieure qui doit être confirmée par le sujet. Ainsi, en reprenant le fil conducteur de Wittgenstein dans L’Intérieur et l’Extérieur (TER, 2000), on peut estimer que le sujet est le seul à même savoir s’il souffre. En remettant en cause le caractère privautif de la pensée, le BR « serait, en réalité, la disparition du concept d’impression subjective, de contenu mental tel que nous le connaissons. »8

Cassou-Noguès remet en cause la possibilité même pour le sujet d’infirmer ou d’affirmer la corrélation entre ses états cérébraux et psychiques, parce qu’il est impossible de faire l’inventaire exact de ce qu’on dans la tête. Le BR ne peut lire la pensée parce que le sujet ne peut lire sa propre pensée comme un livre ouvert. « Ce n’est pas seulement que nous pensons à une multitude de choses, c’est qu’il n’est nullement clair que l’ensemble de ce que nous y avons soit bien défini et que nous puissions dire sans arbitraire si telle idée y est ou non »9. En d’autres termes, le BR doit être d’abord envisagé comme un autocérébroscope rendant accessible la pensée au penseur avant même d’être lu par d’autres, et le sujet ne peut pas lui-même être sûr de la corrélation de sa pensée, parce qu’il n’y a pas de garantie de l’identité de sa propre pensée10. Si l’activité du cerveau admet une description physico-mathématique exacte, l’expérience intérieure doit être doublement corrélée avec elle-même, ce qui bien sûr constitue un cercle vicieux sans fin.

On peut tirer du paradoxe de la preuve de l’autocérébroscope que le BR ne lit pas la pensée, mais remplit un rôle beaucoup plus normatif qui consiste à modifier l’image même de la pensée et ainsi la manière dont en saisissant réflexivement notre pensée, nous pensons. Peu importe que le BR lise réellement la pensée, nous ne pouvons pas le vérifier, « il suffit que nous soyons convaincus de leur bon fonctionnement. Il suffit que nous agissions comme si la douleur se mesurait et qu’une forme de vie cohérente soit possible de la sorte. »11 L’idée forte de cette approche est que personne ne peut savoir si un tel appareil décrypte effectivement nos intentions ou modifie seulement nos comportements. Avec le BR on ne peut plus distinguer la description et la prescription, l’analyse de la création, suivant en cela l’évolution des technosciences contemporaines.

L’HÉTÉROCÉRÉBROSCOPE

Mais au-delà de cette fonction réflexive du BR, quel est le projet sous-jacent à une telle machine ? Pour le comprendre, il faut rapprocher cette technique d’un détecteur de mensonges. Ce que nous souhaitons savoir finalement c’est ce que l’autre pense, mais ne nous dit pas, c’est donc résorber la distance entre la pensée et le langage qui permet d’effacer les traces de nos intentions. L’auteur souligne le caractère paradoxal d’un tel désir dont l’unique vérification ne peut être que celle du sujet (qui veut cacher). En allant même plus loin, le BR a pour objet de décryter une pensée à laquelle le sujet ne pense pas, dont il n’est même pas conscient. Par là on estime que la pensée par essence est ce qui est caché de la privauté elle même. L’auteur imagine alors le fonctionnement technique et l’impact social d’un tel hétérocérébroscope (ce concept n’est pas présent dans le livre mais me semble efficace pour distinguer les deux fonctions duBR). Que deviendrait la société si nous pouvions lire la pensée des autres ?

Là encore, Cassou-Noguès suit Wittgenstein et estime que la question est moins de savoir si un tel lecteur lirait réellement la pensée que de comprendre quelle incidence aurait une telle technique sur notre définition de la pensée, la souffrance, l’intention, l’altérité. « Songeons aussi à cette question rituelle des amants allongés dans l’obscurité : “À quoi tu penses ?” Ils n’ont plus besoin de se la poser et peuvent rester silencieux. Il leur suffit d’attraper le BR sur la table de nuit. » 12 Ce lecteur aurait donc une influence sur la communication, sur le langage et donc sur la pensée en tant que corrélat entre les deux, et retournerait finalement ses présupposés contre son opérativité même. Ceci veut dire que nous ne lirions pas le même type de pensée avec le BR parce que ce dernier transformerait la conception même que nous avons de la pensée. Ainsi, la pensée ne serait plus ce dont le sujet a l’expérience, mais comme ce qui ressort de la corrélation entre la détection technique et la réflexivité du sujet.

Comment rendrions-nous lisibles nos pensées aux autres par exemple pour un récit de voyage pendant d’une soirée familiale ? Se fondant sur des expériences récentes, Cassou-Noguès fait appel à Internet, aux réseaux sociaux et à la mémoire collective émergeant sur Facebook pour créer un troisième niveau de corrélation. Il suffirait d’associer sur une base statistique les précédentes corrélations avec des images en réseau pour pouvoir ensuite aller piocher dans cette base commune afin de visualiser la pensée. Là encore, les paradoxes sont nombreux, car ce ne seraient pas nos souvenirs, mais une moyenne commune des souvenirs, une plage, un ballon, une vague, mais cette moyenne deviendrait alors réellement notre manière de nous remémorer et par anticipation de nous souvenir au moment même de l’expérience. De sorte, que les conditions de l’archivage influenceraient par rétroaction ce qu’il y a à mémoriser. Nos souvenirs seraient bien en première personne avec cette seule nuance que notre première personne sera devenue un élément de la troisième personne ou plus exactement « un élément de la non-personne qu’est la machine »13 mettant moins à nu notre intériorité que faisant disparaître celle-ci.

LA FICTION SPÉCULATIVE

En résumant brièvement la démarche du philosophe, nous n’avons pas encore abordé la question de sa méthodologie fort originale. En effet, le texte alterne écritures discursives et fictionnelles. Quel est le rôle de la fiction dans l’économie du texte et comment rejoint-elle son contenu même ? Cassou-Noguès avec Mon zombie et moi : La philosophie comme fiction (2010) avait déjà développé l’idée selon laquelle la philosophie ne vise pas la vérité, mais raconte des histoires dont l’auteur tire des concepts. En ce sens, les récits des philosophes sont des fictions et c’est bien en tant que telles qu’ils sont lus. Si la philosophie ne vise pas la vérité au sens scientifique du terme par corrélation entre expérience et règle, elle « peut développer dans la fiction les dispositifs expérimentaux de nos savants pour déterminer leurs limites. »14 Ainsi la fiction permet de pousser et de radicaliser les fantasmes scientifiques et ceci est particulièrement utile avec les technologies parce que celles-ci sont le plus souvent des machines pour réaliser — littéralement, rendre réels — des fantasmes dont nous n’avons pas réussi à nos débarrasser. Le BR en est un cas frappant, car les paradoxes qu’il pose rendre impossible la sortie hors du cercle corrélationnel, c’est-à-dire hors de la confusion entre la référence et le signe au sein de la réflexivité du sujet. De sorte, que le BR est par nature fictionnel, on ne peut avoir s’il y a réellement décodage des états mentaux, d’ailleurs cela importe peu. « Il suffit, pour que la machine fonctionne, que nous puissions nous conformer à ses diagnostics ; que le sujet dont la machine affirme qu’il est amoureux se comporte en conséquence ; ou, finalement, que le sujet soit convaincu du bon fonctionnement de la machine, à tel point qu’il se comporte en amoureux lorsque le BR le lui indique. »15 Nous comprenons que la technique ne lit pas ce qui est, mais écrit un livre par rapport auquel nous concevons ce que nous sommes et ce qui nous entoure. La fonction est bien ontologique, mais elle est de surcroît performative.

La fiction devient ainsi une puissance spéculative qui est une forme de réalisme. Elle est ce qui donne accès à ce qui est sans preuve. À partir de cette idée, le philosophe développe de multiples récits de science-fiction nous plongeant dans un monde dominé par les BR et dans lequel la parole devient inutile puisqu’il n’y plus rien à exprimer. D’une manière amusante, il s’interroge sur la possibilité même de la fiction dans un tel monde. Que deviendraient les films d’Hitchcock dont l’objet principal est justement de savoir, et de ne pas pouvoir savoir, ce que l’autre a dans la tête ? Avec le BR, les intentions, les pensées sont publiques et il n’y donc plus de suspense. Tout le monde sait ce que chacun a dans la tête. Ou encore, la jalousie proustienne qui est fondée sur cette différence entre intentions intérieures, intentions exprimées et intentions interprétées. Marcel ne veut pas seulement savoir ce qu’Albertine a dans la tête, mais veut aussi rendre impossible sa fuite, la posséder entièrement, réduire l’altérité à néant. Il se confronterait alors à son être même de sujet, c’est-à-dire à l’impossibilité de réduire le je à un ensemble de contenus, à ce que j’ai dans la tête. Que devient la subjectivité lorsque le sujet résiste à cette lecture ? La pensée est-elle le cerveau ? C’est alors tout un monde qui s’effondre, car c’est la manière même que nous avons de l’aborder et de le percevoir qui devient impensable. Une technologie spéculative, le BR, transforme à partir d’une foi collective, les conditions transcendantales de la perception, c’est-à-dire les conditions de la réflexion (autocérébroscope) et le partage des intentions (hétérocérébroscope), lançant à notre pensée le défi de penser sa propre fini et désignant par delà elle-même un absolu auquel rien ne nous donne accès si ce n’est le pouvoir de la fiction. Ainsi « pour rendre possible un lecteur cérébral qui lise la pensée dans le cerveau, il suffit que, collectivement, nous nous convainquions de sa possibilité, cela dans la mesure ou l’appareil nous offre une forme de vie sans incohérences manifestes. (…) La pensée c’est ce qui lit la machine. »16

1 Husserl, E. (2003). Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps. Jérôme Millon.

2 Nous utilisons cette terminologie anglaise, car c’est celle employée par Pierre Cassou-Noguès.

3 http://chatonsky.net/projects/emotional-state/

5 http://chatonsky.net/projects/dislocation-vi/

7 Cassou-Noguès, P. (2012). Lire le cerveau : Neuro/science/fiction. Seuil, p.40

8 Ibid., p.49

9 Ibid., p.50

10 L’auteur ne développe pas ici le paradoxe du sens intime qui aurait permis de fonder de façon existentiale son raisonnement.

11 Ibid., p.47

12 Ibid., p.102-103

13 Ibid., p.72

14 Ibid., p.30

15 Ibid., p.135

16 p. 135