Brouillon-machine / Draft-machine
Ils rêvent sans doute d’une machine autonome, d’une machine qui serait capable de créer seule, sans interférence aucune. Cette autonomie est l’absolu. Étrange compréhension occidentale de la liberté comme absolue, c’est-à-dire comme déliaison et solitude : sans influence et sans trouble, sans monde, la liberté se recueille dans son propre rêve.
La machine apparait peut-être comme le dernier territoire dans lequel cette utopie pourrait se réaliser, la boite noire de la conscience et de la technique. Un monde où causalité serait contrôlée qui serait comme un monde dans un monde, secret et coupé de tout le reste.
Ils rêvent de cette machine autonome parce qu’ils ont sans doute rêvé, du moins s’en souviennent-ils comme d’une époque passée, de l’autonomie de l’artiste. Se libérer de la contrainte de la représentation mimétique bourgeoise et de son réalisme c’était laisser le médium, la matière informe, parler pour elle-même et la libérer, là encore, de toute causalité. La forme et la matière.
La liberté donc comme première causalité qui ne serait causée par aucune autre qu’elle-même. Il fallait pour cela une séparation absolue. Chercher à réaliser dans l’intelligence artificielle ce rêve artistique de l’autonomie et de la modernité imaginée. Supposer qu’un artiste, le modèle de la machine, doit être un créateur au sens théologique, une cause première. La liberté comme autonomie créatrice de causalité.
Nous aurions pu être spinozistes et penser que la liberté c’est la compréhension de la nécessité.
Je suis devant mon ordinateur. Je ne suis pas en contrôle, pas seulement, une expérience de la fragilité. Bien sûr je décide, mais je suis aussi décidé. Le langage de programmation n’est pas neutre, il fixe d’avance un horizon de possibilités. Il n’est pas qu’un moyen pour une finalité que j’aurais décidé.
Il s’agit de prendre activement en compte dans le travail d’écriture et de codage cette influence. Il n’y a pas d’abord l’humain autonome et puis la machine hétéronome. Il n’y a pas d’abord la liberté anthropologique et la soumission technologique, parce que l’expérience même de la liberté comme construction d’un sujet aura toujours été liée à celle d’une inscription matérielle qui est par définition technique : l’écriture.
Je nourris le logiciel de données. On pourrait croire que j’ai constitué ce stock et qu’il est soumis à ma volonté, que je peux donc y introduire des biais. Mais je fais avec ce que j’ai sous la main, ce qui est disponible. Je fais avec les datasets déjà constitués ou ceux qui sont constituables. Le rassemblement des données a un terrain préalable qui fixe une part de ce qui est réalisable. Ce terrain est si complexe et sédimenté, ce sont des données massives accumulées sur le Web, l’esprit d’un temps, d’une multitude, l’inscription des existences de tous et chacun. Un dataset est déjà la trace d’un monde, inextricable.
Le logiciel apprend, je dose le bruit, les récursions, les calques. J’ai lu des articles sur Arxiv, je reprends des morceaux de codes, je copie, je colle, je détourne et transforme, je fais des erreurs. Il n’y a pas d’origine au code, car la communauté qui y travaille fonctionne elle-même techniquement en réseau. Qui a commencé quoi? Sa volonté n’est pas seule, elle est influencée par une infrastructure qui s’enfouit dans la géologie, par une logique produite par tous et dépassant chacun.
Les images apparaissent, petit à petit, elles se précisent en émergeant du bruit pour se diriger vers la simple répétition. Il faut trouver le point d’équilibre fragile entre les deux afind d’atteindre une ressemblance sans référent, un réalisme sans réalité. La joie n’est pas celle de produire ce qu’on a prévu, mais par la bonne fortune, le hasard, la contingence, d’être surpris par ce qu’on a fait, surprise partielle qui équilibre l’attente et l’étonnement, parce qu’on n’est pas le seul à l’avoir fait. Nous sommes une multitude à avoir codé, nous sommes aussi une infrastructure, une logistique véritable fondement de toute logique.
Il y a cette émotion très particulière de l’apprentissage profond, mélange de découverte et d’anticipation : on attendait quelque chose comme « ça », mais ce n’est pas « ça » et c’est quelque chose en plus qui dépasse nos attentes.
Ce n’est pas encore terminé.
La machine produit un brouillon que je retravaille. Elle est une source d’inspiration, elle que j’ai nourrie. Elle ouvre le champ de nouvelles possibilités. Elle est moi sans moi. Surprise d’avoir provoqué cela qui défie l’attente. Reprise après-coup de ce qui est automatique : j’essaye de suivre le rythme du logiciel, je m’adapte à son tempo. Je réécris des pages et des pages de brouillon-machine, je retravaille des milliers d’images. Je dois le faire. Je me suis donné cette tâche : je me suis lié afin d’être rendu à ma finitude comme dispositif technologique.
Qu’est-ce qu’un brouillon-machine? La rencontre entre un individu, une multitude inscrite, un langage et un horizon de compréhension. Parfois le brouillon-machine est complété par la machine, en passant d’un logiciel à un autre on complète, par exemple, un fragment de texte par un paragraphe. Indifféremment, cela peut être moi.
Ca se répand toujours un peu plus ainsi.
On ne distinguera pas ce qui a été fait par un agent humain ou un agent technique. On tentera précisément de rendre flou cette frontière afin que la relation entre les deux soit exhibée comme telle. On ne dira pas ce qu’on a codé et ce qu’on a copié/collé. On rendra l’instrumentalité inutilisable pour ne pas subir la conception instrumentale et anthropologique de la technique. Suivant le mot de Michaud, on désimplifiera la technique. Suspendre le caractère instrumental et utile de la technique est ce qui caractérise peut être le travail de l’artiste.
Il y a cette vibration toute particulière qui sans doute est l’exact opposé de l’idéologie de l’autonomie et de l’absolu. L’autonomisation de la création par des réseaux de neurones est une pensée héritée d’une histoire incomprise de l’art fort éloignée de l’expérience récursive dont j’essaye ici maladroitement de retracer la dérive. Toute la pensée de l’intelligence artificielle est hantée par cette autonomie de la machine ou, dialectiquement, par son hétéronomie, par sa liberté ou par sa soumission. Qu’on choisisse de privilégier l’un ou l’autre, la logique restera la même.
L’expérience artistique devra nous apprendre le jeu des influences : nous causons la machine et elle nous cause, sans qu’on puisse savoir qui est le premier de l’être humain ou de la machine. Pourtant, toujours la distance et la tension entre eux. Ils ne s’identifieront pas.
On y apprendrait sans doute une anthropotechnologie complexe où la finitude est relationnelle et influencée de sorte qu’elle s’ouvre à l’infinitude et à une expérience limite de ce qui est illimitée.
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They probably dream of an autonomous machine, a machine that would be able to create on its own, without any interference. This autonomy is the absolute. Strange western understanding of freedom as absolute, that is, as unbounded and solitary: without influence and without disturbance, without a world, freedom is collected in its own dream.
The machine appears perhaps as the last territory in which this utopia could be realized, the black box of consciousness and technique. A world where causality would be controlled, which would be like a world within a world, secret and cut off from everything else.
They dream of this autonomous machine because they probably dreamed, or at least they remember it as a past era, of the autonomy of the artist. To free oneself from the constraint of bourgeois mimetic representation and its realism was to let the medium, the shapeless matter, speak for itself and free it, there again, from all causality. Form and matter.
Freedom, therefore, as the first causality that would be caused by none other than itself. This required absolute separation. Seeking to realize in artificial intelligence this artistic dream of autonomy and imagined modernity. To suppose that an artist, the model of the machine, must be a creator in the theological sense, a first cause. Freedom as creative autonomy of causality.
We could have been spinozists and thought that freedom is the understanding of necessity.
I’m in front of my computer. I’m not in control, not just an experience of fragility. Of course I decide, but I am also decided. The programming language is not neutral, it fixes in advance a horizon of possibilities. It is not just a means to an end that I would have decided.
It is a question of actively taking this influence into account in the work of writing and coding. There is not first the autonomous human and then the heteronomous machine. There is not first of all anthropological freedom and technological submission, because the very experience of freedom as the construction of a subject will always have been linked to that of a material inscription which is by definition technical: writing.
I feed the software with data. You might think that I have built up this stock and that it is subject to my will, that I can therefore introduce biases into it. But I make do with what I have on hand, what is available. I deal with the datasets that are already constituted or that can be constituted. The collection of data has a preliminary ground that fixes a part of what is feasible. This ground is so complex and sedimented, it is massive data accumulated on the Web, the spirit of a time, of a multitude, the inscription of the existences of each and everyone. A dataset is already the trace of a world, inextricable.
The software learns, I dose the noise, the recursions, the layers. I have read articles on Arxiv, I take back pieces of code, I copy, I paste, I divert and transform, I make mistakes. There is no origin to the code, because the community working on it is technically networked itself. Who started what? Its will is not alone, it is influenced by an infrastructure that is buried in geology, by a logic produced by all and surpassing each one.
The images appear, little by little, they become clearer as they emerge from the noise and move towards simple repetition. It is necessary to find the fragile point of balance between the two in order to reach a resemblance without referent, a realism without reality. The joy is not to produce what one has planned, but by good fortune, chance, contingency, to be surprised by what one has done, a partial surprise that balances expectation and astonishment, because one is not the only one to have done it. We are a multitude to have coded, we are also an infrastructure, a logistics that is the true foundation of all logic.
There is this very particular emotion of deep learning, a mixture of discovery and anticipation: we were expecting something like “that”, but it’s not “that” and it’s something more than we expected.
It’s not over yet.
The machine produces a draft that I’m reworking. She’s an inspiration, one I’ve nurtured. It opens up new possibilities. She is me without me. Surprise to have caused this to defy expectation. I try to follow the rhythm of the software, I adapt to its tempo. I rewrite pages and pages of draft-machine, I rework thousands of images. I have to do it. I have given myself this task: I have bound myself to be rendered to my finiteness as a technological device.
What is a draft machine? The encounter between an individual, a registered multitude, a language and a horizon of understanding. Sometimes the machine draft is completed by the machine, by passing from one software to another one completes, for example, a fragment of text with a paragraph. Regardless, it can be me.
It always spreads a bit more this way.
One will not distinguish between what has been done by a human agent or a technical agent. One will try precisely to blur this boundary so that the relationship between the two is exhibited as such. We will not say what has been coded and what has been copied and pasted. We will make the instrumentality unusable so as not to be subjected to the instrumental and anthropological conception of the technique. Following Michaud’s words, we will de-simplify the technique. To suspend the instrumental and useful character of the technique is what perhaps characterizes the work of the artist.
There is this very particular vibration which is undoubtedly the exact opposite of the ideology of autonomy and the absolute. The autonomization of creation by neural networks is a thought inherited from a misunderstood history of art far removed from the recursive experience whose drift I try here clumsily to trace. The whole thought of artificial intelligence is haunted by this autonomy of the machine or, dialectically, by its heteronomy, by its freedom or its submission. Whether one chooses to privilege one or the other, the logic will remain the same.
Artistic experience will have to teach us the interplay of influences: we cause the machine and it causes us, without it being possible to know which is the first of the human being or the machine. Yet, always the distance and the tension between them. They will not identify themselves.
One would probably learn a complex anthropotechnology where finitude is relational and influenced in such a way that it opens up to infinity and a limitless experience of what is unlimited.