Aux critiques de l’art contemporain
Depuis plusieurs années, de sévères critiques sont portées envers l’art contemporain dont les contempteurs fustigent non seulement une rupture d’avec le peuple, mais aussi une collusion par rapport aux puissances du capitalisme et enfin un grand n’importe quoi esthétique obstruant toute beauté et dévalorisant toutes « les grandes valeurs de l’humanité ».
Les provenances de ces critiques sont de droite comme de gauche et se revendiquent, à des degrés divers, d’un renouveau du populisme en prenant souvent, mais pas toujours, des formes réactionnaires : valorisation du savoir-faire et de la beauté comprise comme invariant universel.
Si ces critiques adoptent aussi régulièrement une affectivité ressentimentale, c’est qu’elles supposent faire face à une domination esthétique soutenue par un État au bord de la faillite instrumentalisé par la domination économique, et que le renversement de cet absurde état de fait a quelque chose d’un peu agaçant tant il tarde à se réaliser.
L’art contemporain est alors identifié à une pratique complice de la domination et de la décadence de notre civilisation incapable de répondre aux attentes du plus grand nombre malgré la générosité de l’argent public. Il s’agirait là d’un véritable vol qu’une oligarchie artistique effectuerait imperturbablement.
Dans le contexte récent, on a vu apparaitre un certain nombre d’invocations et de mots d’ordre à rallier les Gilets Jaunes, comme si ceux-ci constituaient l’alpha et l’oméga de toute politique à venir. Ou encore, des personnes revendiquant que la seule forme d’art acceptable dans la situation actuelle serait les graffitis souvent poétiques laissés dans les rues à la suite de ces manifestations. Continuer à faire de l’art « comme avant » deviendrait impossible.
Si je n’ai pas ici l’intention de réfuter l’ensemble de ces critiques tant elles utilisent des arguments hétérogènes, j’aimerais souligner certains points saillants.
Pourquoi toutes ces critiques de l’art contemporain sont-elles illégitimes et contradictoires ? Elles présupposent toutes que l’art contemporain est un corpus et un concept homogènes. Or c’est en prenant une toute petite part de cet art, les 1 % pourront penser certains, et en généralisant celle-ci, qu’elles peuvent fantasmer une critique. Ce qui est là contradictoire, c’est qu’en oubliant volontairement ou par ignorance, la situation du plus grand nombre des artistes contemporains, dont les pratiques ne relèvent pas nécessairement de l’esthétique réactionnaire défendue et qui ne sont pas tous exclus des dispositifs de diffusion institutionnelle (musée, centre d’art, galerie, etc), ces critiques inventent la toute-puissance de ce qu’elles veulent dénoncer : la surenchère est sans limites parce que ces critiques jouissent de se créer un ennemi immense et terrifiant, véritable Leviathan de l’art contre lequel il s’agirait de résister. En occultant le plus grand nombre dont la situation est plus complexe et précaire, elles sont élitistes et non populistes. Elles renversent donc leur intention annoncée en occultant la sociologie.
Deuxièmement, ces discours supposent que le politique en art devrait s’aligner sur la politique dans la société. Les mouvements sociaux seraient un modèle esthétique. Or si cela peut être vrai dans certaines pratiques, nier toute autonomie et donc tout décalage entre les pratiques artistiques et les pratiques sociales c’est créer une hiérarchie que rien ne vient justifier si ce n’est un discours d’autorité. C’est aussi, par une telle mimésis entre les deux, se rapporter à l’art comme à quelque chose d’instrumental qui doit rendre des comptes, être utile, servir à quelque chose. Il est fort possible de penser que certaines pratiques artistiques sont politiques non parce qu’elles reproduisent à l’identique certains mouvements sociaux, mais parce qu’elles apportent un éclairage, une perception, une réflexion envers certains phénomènes cotemporains qui restent impensés ou peu pensés. Ce changement de perspective qui est une formulation esthétique classique et minimale est par construction politique et elle peut porter par exemple sur les médias, la logistique, les modes de discours, la géologie, etc. Son dernier mot n’est pas le mouvement social qui est une dynamique parmi beaucoup d’autres qu’il n’y a pas lieu de survaloriser au nom d’une croyance en l’épiphanie révolutionnaire.
Troisièmement, ces discours supposent aussi que les œuvres d’art sont politiques quand elles sont univoques et prennent parti. Il y a des amis et des ennemis et il faut choisir son camp. Le fait que certaines pratiques soient ambigües dans la relation au pouvoir et que cette ambigüité donne à penser et à ressentir est exclu. On tombe ainsi dans un discours caricatural, avec des frontières fixées à l’avance et dont les présupposés ne sont jamais questionnés. Frontières qui ne font au mieux que réagir à ce qu’on souhaite renverser et qui en reproduisent la structure et la logique.
Il est d’ailleurs amusant de lire certains artistes prenant conscience de l’inanité politique de leurs pratiques passées, tant elles reproduisaient des lieux communs esthétiques (cinéma des années 50, slogans en anglais pseudo-rock, mur en flammes et autres memes), et généralisant cette déprime personnelle, que l’on peut partager avec empathie, pour en faire un problème commun à tout l’art contemporain, signant là encore une position fort égocentrique : “mon problème c’est vous!”. En ce domaine, il est réjouissant de voir chacun généraliser son cas et la critique de l’art contemporain constitue souvent une stratégie d’appropriation fonctionnant par occultation et généralisation. Le monde de l’art n’existe pas. Il y a une infinité d’insularités et ce qui les relient est un objet de questionnement et contreverse. On désespère d’entendre enfin un discours des irréductibles multiplicités plutôt que de subir ces concepts si généraux qu’ils sont creux.
Quatrièmement, ces critiques parce qu’elles adoptent la tonalité critique gardent dans un angle mort leur propre position, c’est justement lui qui permet l’autorité du discours. Elles s’empêchent de questionner la critique comme critique (de quel endroit porte-t-on une critique?) et la demande sociale très paradoxale adressée à l’art contemporain : valorisé en tant que créativité, concept venant du management des années 60, dévalorisé dans les pratiques concrètes où les artistes sont considérés comme de véritables parasites (qu’ils soient d’ailleurs riches ou pauvres), les discours sur l’art contemporain, ce non-objet, ce concept vide de sens, cet ensemble vide, jouent le rôle d’un symptôme qu’on ne saurait critiquer sans faire partie du symptôme lui-même et qu’il faudrait plutôt considérer de manière non-critique et réflexive. L’art n’existe pas, l’unité du concept est sans extension et n’a de définition qu’arbitraire.
–
For several years, severe criticisms are carried towards the contemporary art of which the contempteurs castigate not only a rupture of with the people, but also a collusion in relation to the powers of the capitalism and finally a big aesthetic nonsense obstructing all beauty and devaluing all “the big values of the humanity”.
The origins of these criticisms are of the right as well as of the left and claim, to various degrees, a revival of populism by taking often, but not always, reactionary forms: valorization of the know-how and of the beauty understood as universal invariant.
If these criticisms adopt so regularly a resentment affectivity, it is that they suppose to face an aesthetic domination supported by a State to the edge of the bankruptcy instrumentalized by the economic domination, and that the reversal of this absurd state of affairs has something of a little annoying so much it delays to realize itself.
The contemporary art is then identified to a practice accomplice of the domination and the decadence of our civilization unable to answer the expectations of the biggest number in spite of the generosity of the public money. It would be there a real theft that an artistic oligarchy would carry out imperturbably.
In the recent context, we have seen a certain number of invocations and slogans to rally the Yellow Vests, as if they were the alpha and omega of all future politics. Or people claiming that the only acceptable art form in the current situation would be the often poetic graffiti left in the streets as a result of these protests. To continue making art “as before” would become impossible.
If I do not intend here to refute all these criticisms as they use heterogeneous arguments, I would like to underline some salient points.
Why are all these criticisms of contemporary art illegitimate and contradictory? They all presuppose that contemporary art is a homogeneous corpus and concept. But it is by taking a very small part of this art, the 1 % will be able to think some, and by generalizing this one, that they can fantasize a criticism. What is there contradictory, it is that by forgetting voluntarily or by ignorance, the situation of the biggest number of the contemporary artists, whose practices do not necessarily fall under the defended reactionary aesthetics and who are not all excluded from the devices of institutional diffusion (museum, center of art, gallery, etc), these criticisms invent the omnipotence of what they want to denounce: the one-upmanship is without limits because these critics enjoy to create themselves an immense and terrifying enemy, real Leviathan of the art against which it would be a question of resisting. By occulting the greatest number whose situation is more complex and precarious, they are elitist and not populist. They thus reverse their announced intention by occulting the sociology.
Secondly, these discourses assume that politics in art should be aligned with politics in society. The social movements would be an aesthetic model. But if it can be true in certain practices, to deny any autonomy and therefore any gap between the artistic practices and the social practices it is to create a hierarchy that nothing comes to justify if it is not a discourse of authority. It is also, by such a mimesis between the two, to relate to the art as to something instrumental that must give accounts, be useful, serve for something. It is very possible to think that certain artistic practices are political not because they reproduce identically certain social movements, but because they bring an enlightenment, a perception, a reflection towards certain cotemporary phenomena that remain unthought or little thought. This change of perspective which is a classical and minimal aesthetic formulation is by construction political and it can concern for example the media, the logistics, the modes of speech, the geology, etc. Its final word is not the social movement, which is a dynamic among many others that should not be overvalued in the name of a belief in revolutionary epiphany.
Thirdly, these discourses also suppose that the works of art are political when they are univocal and take sides. There are friends and enemies and one must choose sides. The fact that certain practices are ambiguous in the relation to the power and that this ambiguity gives to think and to feel is excluded. We thus fall into a caricatural discourse, with borders fixed in advance and whose presuppositions are never questioned. Boundaries that at best only react to what one wishes to overthrow and that reproduce its structure and logic.
It is moreover amusing to read certain artists becoming aware of the political inanity of their past practices, so much they reproduced aesthetic commonplaces (cinema of the Fifties, slogans in English pseudo-rock, wall in flames and other memes), and generalizing this personal dejection, that we can share with empathy, to make of it a common problem to all the contemporary art, signing there still a very egocentric position: “my problem it is you! In this domain, it is pleasing to see each one generalize his case and the criticism of the contemporary art often constitutes a strategy of appropriation functioning by occultation and generalization. The world of the art does not exist. There is an infinity of insularities and what connects them is an object of questioning and against. One despairs to hear finally a discourse of the irreducible multiplicities rather than to undergo these concepts so general that they are hollow.
Fourthly, these critics because they adopt the critical tone keep in a blind spot their own position, it is precisely it that allows the authority of the discourse. They prevent themselves from questioning the criticism as criticism (from which place does one carry a criticism? ) and the very paradoxical social demand addressed to the contemporary art: valued as creativity, concept coming from the management of the Sixties, devalued in the concrete practices where the artists are considered as real parasites (that they are besides rich or poor), the speeches on the contemporary art, this non-object, this concept empty of sense, this empty set, play the role of a symptom that one would not know how to criticize without being a part of the symptom itself and that it would be necessary to consider rather in a non-critical and reflexive way. Art does not exist, the unity of the concept is without extension and has only arbitrary definition.