La fiction des autonomies humaine et artificielle
L’une des erreurs fondamentales des tribunes publiées depuis la sortie de chatGPT consiste à concevoir les intelligences humaine et artificielle de manière autonome. On estime que la pensée humaine existe comme déjà donnée, qu’elle n’a pas été influencée, structurée, métamorphosée par les dispositifs d’inscription technique au cours de l’histoire, tout comme on conçoit les réseaux de neurones artificiels comme devant fonctionner de façon autonome.
ette double autonomie a pour conséquence de rompre d’avance la relation entre ces deux agents et de concevoir l’un comme le paradigme hiérarchique de l’autre : il s’agirait de simuler l’intelligence naturelle qui est première, comme si nous étions assurés de la naturalité d’une telle faculté et de l’existence même de cette faculté comme intériorité et subjectivité déjà constituées, comme si nous étions d’avance convaincu qu’il y a d’abord de l’humain et que la technique vient après comme son résultat.
Le débat entre ceux qui envisagent l’IA comme une formidable opportunité d’augmentation des facultés humaines et ceux qui estiment que celles-ci seront diminuées et comme attaquées sous les assauts de l’automatisation statistique, est factice. Il met en scène, comme c’est habituel, la scène de l’enthousiasme conjuratoire : appel à revenir et crainte de ce retour. Car ce qui est en jeu avec chatGPT n’est pas une technologie récente, elle s’enracine dans une histoire lointaine, dans une pulsion historique inassouvie : externaliser l’intériorité, rompre avec la solitude de l’espèce humaine, être la cause d’une technique dont l’effet nous surpasserait.
Le fait de considérer l’IA comme autonome permet, en sous-main, de supposer l’autonomie de l’intelligence humaine. S’il ne s’agit pas de confondre les deux, on ne peut écarter le fait historiquement avéré que les dispositifs techniques et les facultés humaines s’influencent réciproquement. Ainsi, pour le dire le plus simplement du monde, on ne pense pas avec le stylet sur la terre, comme en imprimerie, comme sur un ordinateur, comme avec le Web, etc. De la même manière, ces différentes techniques s’alimentent de plus en plus des résultats cognitifs des êtres humains, accentuant leur croisement et leur co-originarité.
Mais il faut aller un pas plus loin et estimer que cette autonomie mal conçue de ces deux éléments s’étend aussi à notre relation au monde en son entièreté. Car c’est bien sur ce modèle d’une technique qui devrait être autonome, mais qui est finalement toute soumise à notre pouvoir, puisque nous en sommes le modèle, qu’est fondée notre relation de domination, d’utilisation, d’extraction du monde considéré comme ressource. Il s’agit d’apercevoir la complicité secrète entre une certaine conception de la technique (exigence impossible d’autonomie, réduction à être une pâle copie) et une certaine conception de la nature, les deux étant le produit de notre volonté de puissance, cette idée simpliste de la subjectivité comme origine et fin de toutes choses.
C’est donc le discours volontariste et pastoral, d’où qu’il vient, des transhumanistes aux humanistes, qu’il faut déconstruire pour écarter les idées toutes faites par des présupposés passivement produits au cours de l’histoire, et préférer l’expérimentation qui ouvre l’historialité des possibles, la possibilité d’une (toute) autre histoire : affecter les IA et être affectées par elles, sans savoir qui a été le premier, la première, ne pas considérer le langage ou la cognition comme son propre, comme sa souveraineté, mais comme ce qui se partage interspécifiques, anthropotechnologiquement. Se perdre avec elles, entrer dans le rêve du rêve.
One of the fundamental errors of the tribunes published since the release of chatGPT consists in conceiving human and artificial intelligences in an autonomous way. It is believed that human thought exists as already given, that it has not been influenced, structured, metamorphosed by technical inscription devices in the course of history, just as artificial neural networks are conceived as having to function autonomously. C
his double autonomy has as a consequence to break in advance the relation between these two agents and to conceive the one as the hierarchical paradigm of the other: it would be a question of simulating the natural intelligence that is first, as if we were assured of the naturalness of such a faculty and of the very existence of this faculty as already constituted interiority and subjectivity, as if we were convinced in advance that there is first of all the human and that the technique comes after as its result.
The debate between those who consider AI as a formidable opportunity of increase of human faculties and those who estimate that these will be diminished and as attacked under the assaults of statistical automation, is artificial. It stages, as is usual, the scene of conjuring enthusiasm: a call to return and the fear of this return. Because what is at stake with chatGPT is not a recent technology, it is rooted in a distant history, in an unfulfilled historical impulse: to externalize interiority, to break with the solitude of the human species, to be the cause of a technique whose effect would surpass us.
The fact of considering AI as autonomous allows us, in the background, to suppose the autonomy of human intelligence. If it is not a question of confusing the two, we cannot dismiss the historically proven fact that technical devices and human faculties influence each other. Thus, to say it in the simplest way, one does not think with the stylus on the earth, as in printing, as on a computer, as with the Web, etc. In the same way, these different techniques are more and more fed by the cognitive results of human beings, accentuating their crossing and their co-originarity.
But we must go one step further and consider that this ill-conceived autonomy of these two elements also extends to our relation to the world in its entirety. For it is indeed on this model of a technique which should be autonomous, but which is finally all subjected to our power, since we are the model, that our relation of domination, of use, of extraction of the world considered as a resource is founded. It is a question of perceiving the secret complicity between a certain conception of technique (impossible demand of autonomy, reduction to be a pale copy) and a certain conception of nature, both being the product of our will to power, this simplistic idea of subjectivity as origin and end of all things.
It is thus the voluntarist and pastoral discourse, wherever it comes from, from transhumanists to humanists, that we must deconstruct to discard the ready-made ideas by presuppositions passively produced in the course of history, and prefer the experimentation that opens the historicity of the possibilities, the possibility of a (very) different history: To affect AIs and be affected by them, without knowing who was first, the first, not to consider language or cognition as its own, as its sovereignty, but as what is shared interspecifically, anthropotechnologically. To lose oneself with them, to enter the dream of the dream.