Automated Irony / Ironie Automatisée
Depuis au moins Le Salon des Incohérents, l’ironie a été utilisée pour moquer certaines productions artistiques, sociales, manières de faire et travers de nos contemporains. Le propre de l’ironie c’est qu’elle s’amuse d’une situation sans proposer une autre de rechange. Elle reste dans une forme de description distancée produisant une esthétique du sous-entendu dans la mesure où l’auteur et le spectateur partagent un deuxième degré dans la production. Celle-ci, lorsqu’elle est ironique, ne se présente pas pour ce qu’elle est, mais désigne autre chose, qu’elle critique.
L’absence de solution de rechange a pu sembler aux artistes une stratégie permettant de mettre à distance sans reconstruire une autorité de rechange. Il en allait d’une sentimentalité neutre et comme d’une suspension, tout à la fois fascinée et dégoûtée par les lieux communs de la modernité.
Les pratiques ayant trait à la modernité industrielle, du pop art et au-delà avec le post-internet ou digital, peuvent être rangées souvent dans cette ironie qui ne prend pas parti et qui n’a pas la naïveté de vouloir échanger la critique contre une utopie ou un projet alternatif. Dans cette continuité, certaines personnes, artistes ou non, utilisent la facilité de l’induction statistique pour créer des images : l’ironie peut être à présent automatisée et c’est du fait de cette facilité qu’elle se multiplie.
L’ironie étant alors adressée à l’image moyenne, puisqu’elle est le produit de statistiques, qui permet de répéter pour mettre à distance les lieux communs, les clichés, et pour tout dire la surproduction kitsch dans laquelle nous sommes noyés : on peut être récursivement ironique et moquer aisément les productions mêmes de l’IA.
Mais depuis les années 90 et la transformation du capitalisme en néolibéralisme, puis en concentration vectorielle, l’ironie, loin de constituer une position de mise à distance, ne fait que participer aux structures de domination. En particulier, les images réalisées en intelligence artificielle selon la logique du biais et du lieu commun, ne se distinguent fondamentalement d’autres images réalisées par ces logiciels que par le discours qu’on leur associe, c’est-à-dire par une surcouche langagière qui signifie que l’auteur et le spectateur sont bien du même monde et s’amusent de celui-ci dans une prétendue distance. Mais c’est l’induction statistique elle-même qui en sa structure est ironique (elle produit une image moyenne par défaut), de sorte que l’ironie ne gêne en rien l’infrastructure et l’ordre des choses, mais y participe pleinement parce qu’elle permet d’immobiliser toute agentivité dans la négation de sa propre esthétique.
En générant les images en intelligence artificielle, qui par exemple expriment les clichés patriarcaux, artistiques ou raciaux, on ne fait qu’actualiser un potentiel déjà présent que tout le monde connaît. On active une machine et précisément celle-ci a une fonction ironique et critique. Critique puisqu’elle sait se mettre à distance d’elle-même. Le néolibéralisme, qui est en train de se transformer en domination vectorielle, est une société où personne n’est dupe et tout le monde sait de quoi il s’agit, reconnaît bien les logiques de domination ainsi que les lieux communs. La mise à distance réflexive ne change rien, mais participe à la métabolisation de la domination.
On peut dès lors estimer qu’une pratique artistique ironique, pour des raisons propres à l’histoire de l’art et en particulier dans les années 90 avec sa financiarisation, mais aussi pour des raisons sociopolitiques liées à l’évolution du capitalisme, n’a aucune fonction proprement réflexive : c’est une réflexivité de la répétition. C’est particulièrement remarquable dans les pratiques autoréférentielles et critiques, c-à-d. celles qui essayent d’avoir un discours sur l’art, son histoire, ses mécanismes. On sent alors combien cette mise à distance est une manière d’en être, d’en faire parti. C’est aussi le cas bien sûr des esthétiques critiques parce que celles-ci critiquent une position au titre d’une autre position qui souhaite être une autorité de rechange. La neutralisation que l’ironie faisait par rapport à ce tour de passe-passe ne change rien à l’affaire parce qu’elle continue à mettre en scène, et à rendre plus puissant, ce dont elle se moque en le mettant au centre de la scène sans qu’il y ait aucune extériorité.
Dès lors, l’artiste apparaît comme un simple observateur amusé de son époque dans une posture, toute moderniste, du romancier dans sa chambre, regardant l’agitation du monde et s’en amusant, comme pourrait le faire un entomologiste. Les conseils d’administration, les directoires et les réunions de direction sont des lieux emprunt d’une grande ironie où chacun précisément, participant à l’inégalité et à la domination, n’en est pas dupe et le signifie à ses compagnons pour reconnaître son intériorité. L’ironie est utilisée par la domination comme mythe de l’intériorité : vous savez la reconnaître, vous êtes sauvés (intérieurement). C’est dès lors une position de protection face à autre chose qu’on pourrait nommer l’imagination, le possible, la contrefactualité, qui loin de permettre qu’on prenne partit ; comme dans la critique classique, autorise du moins d’effectuer une multiplicité et de brouiller ainsi l’unicité ontologique, « il n’y a pas d’alternative », sur laquelle toute domination opère.
Since at least Le Salon des Incohérents, irony has been used to mock certain artistic productions, social positions, ways of doing things and the shortcomings of our contemporaries. The essence of irony is that it pokes fun at a situation without proposing an alternative. It remains in a distanced form of description, producing an aesthetic of the implied insofar as author and spectator share a second degree in the production. When ironic, this production does not present itself for what it is, but points to something else, which it criticizes.
The absence of an alternative may have seemed to artists a strategy for distancing without reconstructing an alternative authority. The result was a neutral sentimentality and a kind of suspension, at once fascinated and disgusted by the commonplaces of modernity.
Practices relating to industrial modernity, from pop art onwards, can often be categorized within this irony, which takes no sides and is not naive enough to exchange criticism for utopia or an alternative project. In this continuity, some people, artists or not, use the ease of statistical induction to create images: irony can now be automated, and it is because of this ease that it multiplies.
Irony is then addressed to the average image, since it is the product of statistics, which allows us to repeat to distance ourselves from commonplaces, clichés and, to put it bluntly, the kitsch overproduction in which we are drowned. But since the 90s and the transformation of capitalism into neoliberalism, then into vector concentration, irony, far from constituting a position of distancing, only participates in the structures of domination. In particular, images produced by artificial intelligence according to the logic of bias and commonplace are fundamentally distinguished from other images produced by such software only by the discourse associated with them, i.e. by an added linguistic overlay that signifies that the author and viewer are indeed from the same world, and are amused by it in a pretended distance. But it is statistical induction itself that is ironic in its structure (it produces an average image by default), so that irony in no way hinders the infrastructure and order of things, but participates fully in them, because it enables all agentivity to be immobilized in the negation of its own aesthetics.
By generating images in artificial intelligence, which for example express patriarchal or racial clichés, we are merely actualizing an already present potential that everyone knows. In activates a machine, and precisely this machine has an ironic and critical function. Critical because it knows how to distance itself from itself. Neoliberalism, which is in the process of transforming itself into vectorial domination, is a society where no-one is fooled and knows what it’s all about, recognizing the logic of domination and the commonplaces. Reflexive distancing changes nothing, but helps to metabolize domination.
For reasons specific to the history of art, particularly in the 90s with its financialization, but also for socio-political reasons linked to the evolution of capitalism, ironic artistic practice can be seen as having no properly reflexive function: it’s a reflexivity of repetition. This is of course also true of critical aesthetics, which criticize one position on the grounds of another position that wishes to be an alternative authority. Irony’s neutralization of this sleight of hand doesn’t change a thing, because it continues to stage, and make more powerful, that which it mocks by placing it at the center of the stage without any exteriority.
From then on, the artist appears as a simple, amused observer of his time, in the modernist posture of a novelist in his bedroom, watching the world’s turmoil and enjoying it, as an entomologist might. Boards of directors, executive committees and management meetings are places of great irony, where each individual, participating in inequality and domination, is not fooled by it, and points it out to his or her companions in order to recognize his or her own interiority. Irony is used by domination as a myth of interiority: if you can recognize it, you’re saved (internally). It’s a protective position against something else we might call imagination, the possible, counterfactuality, which, far from allowing us to take sides – as in classical critique – at least allows us to effect multiplicity, and thus to blur the ontological uniqueness, “there is no alternative”, on which all domination operates.