Boucle autoréférentielle et feedback différentiel
À propos de l’art sur l’art et de l’art vers le dehors.
La théorisation des flux dépasse largement le cadre de la phénoménologie technologique pour offrir un modèle conceptuel applicable à d’autres domaines, notamment ce qu’on nomme conventionnellement le “monde de l’art” – cet univers souvent perçu comme replié sur lui-même et partiellement autophage. L’approche par les flux permet de revisiter cette perception en introduisant des nuances essentielles dans notre compréhension des circulations qui l’animent.
Une caractéristique fondamentale des flux réside dans leur hétérogénéité intrinsèque. Il en existe de multiples variétés qui ne sauraient être réduites à un modèle unique. Plus cruciale encore est l’impossibilité d’opposer simplement ce qui s’écoule et ce qui barre cet écoulement. C’est pourquoi le concept de résistance, débarrassé de toute connotation humaniste convenue, s’intègre pleinement au système des flux – au point que le détournement apparaît non comme une subversion externe, mais comme une potentialité inscrite dans le système lui-même.
Cette diversité permet d’établir une typologie distinguant notamment les flux ouverts et les flux fermés. Les premiers s’étendent, se connectent à l’extérieur, traversent différents domaines et subissent des transformations au contact d’éléments hétérogènes. Les seconds circulent en circuit clos, se nourrissent d’eux-mêmes et tendent vers une forme d’autoréférentialité qui peut devenir stérilisante.
Dans tout système de flux émergent des phénomènes de rétroaction (feedback) qui produisent des tourbillons, des zones d’intensification où les courants s’entrechoquent et interagissent. Mais là encore, une discrimination s’impose entre les rétroactions qui génèrent de l’individuation – c’est-à-dire l’émergence de singularités nouvelles – et celles qui se contentent de répéter inlassablement des patterns établis, produisant une illusion de mouvement qui masque une stagnation effective.
Face au monde de l’art contemporain et à ses productions, cette grille d’analyse nous invite à poser des questions essentielles : quels types de flux sont en jeu dans une pratique artistique donnée ? Avec quels autres flux ces pratiques circulent-elles ? Quelles machineries mettent-elles en mouvement ? À quels domaines extérieurs se connectent-elles ? Ces interrogations permettent de dépasser l’opposition simpliste entre un art autoréférentiel qui ne parlerait que de lui-même et un art engagé qui se tournerait vers le monde.
Un art replié sur les codes et les références du monde de l’art participe clairement d’un flux fermé. Il génère des rétroactions qui, loin de produire des singularités nouvelles, ne font que confirmer et renforcer les structures existantes du champ artistique. Ce type de circuit autoréférentiel peut temporairement donner l’impression d’une grande vitalité, d’une effervescence créative, alors qu’il ne fait que recycler ses propres éléments selon des variations de plus en plus ténues.
À l’inverse, un art qui établit des connexions avec des domaines extérieurs – qu’ils soient politiques, scientifiques, écologiques ou sociaux – participe potentiellement d’un flux ouvert. Cependant, cette ouverture ne garantit pas en elle-même une puissance d’individuation. La simple thématisation de questions sociales ou politiques peut rester superficielle si elle ne transforme pas profondément les modalités mêmes de la pratique artistique.
C’est dans l’entrelacement complexe de ces différents fils, dans leur capacité à “machiner” les uns avec les autres – c’est-à-dire à produire des agencements inédits générateurs de possibilités nouvelles – que l’art peut véritablement fonctionner comme une “machine de guerre” au sens deleuzien. Non pas en adoptant une posture d’opposition frontale aux structures établies, mais en créant des lignes de fuite qui déterritorialisent simultanément l’art et les domaines auxquels il se connecte.
Cette perspective fluide nous permet d’échapper aux impasses d’une critique de l’art contemporain qui oscille souvent entre défense naïve de l’autonomie artistique et injonction simpliste à l’engagement. Elle suggère que la puissance transformatrice de l’art ne réside ni dans sa clôture autoréférentielle ni dans sa dissolution dans l’activisme, mais dans sa capacité à générer des flux qui reconfigent simultanément le champ artistique et les territoires qu’il traverse.
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