Art, jeu et travail

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Nous « travaillons » tout le temps. Il n’y a ni vacances ni week-end. Il n’y a que le « travail ». Pourtant nous ne sommes pas fatigués. Nous semblons moins ridés que nos congénères. Nous avons la « grande santé ». Parfois, nous craignons notre précarité et nous nous demandons, dans la vacuité de notre identité, qu’est-ce que cette vie que nous menons. L’avons-nous choisi ? S’est-elle imposée à nous ? Pourquoi faisons-nous tout cela sans en recevoir de gain, sans pouvoir l’échanger contre rien ? N’y a-t-il pas quelques injustices à ce que notre travail sans limites soit si peu rétribué ? N’y a-t-il pas là quelque revanche ressentimentale de ceux qui, ne faisant que répondre à une demande, croient remplir un rôle alors qu’ils ne sont que remplaçables ?

Lorsque nous disons que nous travaillons, nous sommes gênés. C’est comme si on souhaitait remplir un rôle qui n’était pas le nôtre et comparer des activités incomparables. Quel rapport en effet entre ce que nous faisons et celui d’un salarié ? Et l’espérance de certains de nos congénères à trouver une sécurité dans l’enseignement est illusoire tant elles les éloignent de l’expérience proprement artistique qui se confronte à la précarité et à la dureté sociales.

Nous sommes gênés quant au « travail » et pourtant jamais nous n’arrêtons. Quand cela a-t-il commencé ? L’enfance sans doute, car les enfants jouent très sérieusement. Par le jeu, ils expérimentent, explorent et « travaillent ». Quelque chose travaille en eux qui n’est pas mesurable socialement :

« […] quand l’enfant frotte la tête rouge pour voir, pour des prunes, il aime le mouvement, il aime les couleurs qui se muent les unes en les autres, les lumières qui passent par l’acmé de leur éclat, la mort du petit bout de bois, le chuintement. Il aime donc des différences stériles, qui ne mènent à rien, c’est-à-dire qui ne sont pas égalisables et compensables, des pertes, ce que le physicien nommera dégradation d’énergie. » (Lyotard, J.-F. 1994, 59)

Tout a commencé par le jeu, par le « grand Jeu » qui ouvre des possibles défiant la séparation entre ce qui est et ce qui n’est pas, parce que cette limite ne pense pas assez loin pour l’enfant. Puis, par l’école, par le discours parental, par la pression sociale, on créé un autre travail qui est divisé, autoritaire et exogène. Travailler consistera à se soumettre à un désir-maître, à l’école d’abord, au pouvoir du capital ensuite : travailler pour un autre. Certains continuent de prendre très au sérieux le jeu, ce sont les artistes. Ils ne cessent de jouer, beaucoup plus sérieusement que ceux qui travaillent. Ils n’attendent pas le vendredi, ils ne désespèrent pas du lundi, parce qu’il y a dans le jeu du désir, leur désir.