Anthropotechnological heteronomy

On attend sans doute de l’IA un miracle, l’émergence d’une singularité mentale, d’une autonomie fonctionnelle: on voudrait que quelque chose marche seul, enfin. Les artistes projettent pour leur part une oeuvre dont l’automobilité générative ne cesserait de se produire. Espoir qui a pour conséquence de lire tout ce qui arrive dans ce domaine comme la possible expression d’une autonomie poussée à son absolu (absolutum). Ainsi, concernant le roman Internes, j’ai été souvent questionné sur la part de la machine et ma propre part, comme s’il fallait les distinguer afin de déterminer le transfert du génie humain à celui machinique. On en revenait à une conception étriquée et obsolète de l’auteur et de la littérature.


Cette manière d’aborder le problème a de nombreux présupposés et, en arrière-plan, masque mal la croyance en une autonomie de la création humaine que l’autonomie technologique ne fait rejouer en miroir. Or si la première dépend de part en part des dispositifs de rétention tertiaire comme l’a démontré Stiegler à la suite de Derrida, car on ne crée pas dans sa tête quelque chose qu’on viendra dans un second temps inscrire sur un support matériel (tablette d’argile, papyrus, papier, disque dur). La seconde est toute aussi hétéronome. Heidegger dans son fameux texte « La question de la technique » décrit les liens de causalité d’un barrage produisant de l’électricité, liens en amont (fleuve) et en aval (ville) qui, de proche en proche, configure le monde en son entièreté. Il n’y a pas de technologie isolée ou autonome. Elles sont dépendantes de part en part d’un ensemble de distribution des flux géologiques, énergétiques, esthétiques par des canalisations logistiques.


La figure du tuyau qui isole et fait circuler, instituant une intériorité et une extériorité par laquelle quelque chose se diffuse et traverse l’espace, semble beaucoup plus adapté que le concept de relationnalité maintes fois utilisé.


La question n’est nullement pour moi de savoir ce qui est « moi » et ce qui est « non-moi », car je n’ai pas l’expérience d’une subjectivité constituée et assurée, mais d’un trouble permanent, de quelque chose d’informe mettant en relation le plus personnel et anonyme. C’est ce trouble de la finitude et de la subjectivation que je rejoue dans ma relation à l’IA. Car quand je « créé » avec c’est en mettant en place des procédures de co-dépendance : écrire une phrase que l’IA va poursuivre et sélectionner la poursuite qui me permet moi aussi de poursuivre, sans qu’on sache à la fin qui a écrit quoi et qui a influencé quoi. Ce fut précisément la méthode pour écrire Internes qui constitue à mes yeux une véritable proposition littéraire que j’assume pleinement et une mise en étrangeté de mon imagination interférer par la multiplicité des statistiques : les propositions machiniques étaient parfois « plus moi que moi ».


Il n’y a pas de singularité. Ni du côté anthropologique ni du côté technologique, mais simplement des effets d’autonomisation qui sont les produits d’une causalité anthropotechnologique. Cette dernière se définit comme la procédure explicite ou implicite permettant de se lier à une altérité de façon réciproque jusqu’à indéterminer la fonction et le rôle de chacun comme un vaste champ d’opérations.


La question n’est donc pas de savoir ce qu’a fait l’IA et ce qu’a fait l’être humain sur un projet, mais ce qu’ils se sont fait l’un l’autre, comment ils sont aliénés jusqu’au point où leur identité même n’a eu aucun autre objet que cette aliénation.


We are undoubtedly expecting a miracle from AI, the emergence of a mental singularity, a functional autonomy : we’d like something to work on its own, at last. For their part, the artists project a work whose generative automobility would never cease to occur. This hope has the consequence of reading everything that happens in this field as the possible expression of an autonomy pushed to its absolute (absolutum). Thus, in the case of the novel Internes, I was often asked about the machine’s part and my own part, as if they had to be distinguished in order to determine the transfer from human to machine genius. This brought us back to a narrow and obsolete conception of the author and literature.


This approach to the problem has many presuppositions and, in the background, poorly conceals the belief in an autonomy of human creation that technological autonomy only serves to mirror. The first, as Stiegler has shown following Derrida, depends to a large extent on tertiary retention devices, because you don’t create something in your head that you then inscribe on a material support (clay tablet, papyrus, paper, hard disk). The second is just as heteronomous. In his famous text “The Question of Technology”, Heidegger describes the causal links of a dam producing electricity, links upstream (river) and downstream (city) which, from one step to the next, configure the world in its entirety. No technology is isolated or autonomous. They all depend on the distribution of geological, energetic and aesthetic flows through logistical channels.


The figure of the pipe that isolates and circulates, instituting an interiority and an exteriority through which something diffuses and traverses space, seems far more appropriate than the oft-used concept of relationality.


For me, it’s not a question of knowing what is “me” and what is “not me”, because I don’t have the experience of a constituted and assured subjectivity, but of a permanent disorder, of something formless bringing together the most personal and the most anonymous. It’s this disturbance of finitude and subjectivation that I replay in my relationship with AI. For when I “create” with it, it’s by setting up procedures of co-dependence: writing a sentence that the AI will continue, and selecting the continuation that allows me to continue too, without it being clear at the end who wrote what and who influenced what. This was precisely the method used to write Internes, which for me constitutes a genuine literary proposition that I fully assume, and a strangeness of my imagination interfered with by the multiplicity of statistics: the machine proposals were sometimes “more me than me”.


There is no singularity. Neither on the anthropological side nor on the technological side, but simply empowering effects that are the products of an anthropotechnological causality. Anthropotechnological causality is defined as the explicit or implicit procedure that enables us to relate to otherness in a reciprocal manner, to the point of indetermining the function and role of each individual as a vast field of operations.


The question, then, is not what the AI has done and what the human being has done on a project, but what they have done to each other, how they are alienated to the point where their very identity has had no other object than this alienation.