L’ami manque
Voici déjà plusieurs années que R. est mort. Il n’y a pas une semaine où je ne pense à lui. C’était mon ami et si pendant les dernières années nous ne nous étions pas vu, sans doute en avait-il envie mais il avait reculé jusqu’au dernier moment, nous avions partagés tant d’expériences fondamentales que rien ne pouvait affecter cette amitié qui n’existe plus aujourd’hui que dans mon souvenir.
Il a été la première personne avec qui j’ai collaboré sur des projets artistiques. Nous avions fait plusieurs vidéos ensemble et une installation. Au lycée, il était le seul dont j’admirais le talent. Je le savais infiniment plus fort que moi, plus intuitif et aigu.
Nous avions été à Venise. Un soir, nous avions bu et il pleuvait. Nous avions couru sous la pluie jusqu’à perdre haleine. Nous nous sommes arrêtés un instant pour reprendre notre souffle, les mains sur les genoux, nous nous sommes alors regardés et dans l’ivresse quelque chose s’est arrêtée, nous savions alors ce moment futile et inoubliable. Nous avions 16 ans.
Je n’ai depuis lors jamais cessé de faire des collaborations artistiques, mêlant l’amitié, parfois l’amour, et le travail, le désir d’atteindre un objet commun, de se dépasser, de s’oublier pour se retrouver. Étrange amitié, teintée peut être d’une certaine neutralité, mais les affects passent aussi par l’intensité de cet anonymat. Amitié fort différente que celle consistant en un lien social, amitié d’artistes.
Depuis son suicide, je pense souvent à notre indéfinissable amitié et je ne peux m’empêcher d’imaginer ce que nous aurions fait si nous avions formés un duo, quels projets nous aurions réalisés. Lorsque j’imagine cela je m’en veux un peu, mais je sais qu’il aurait sans doute compris cette neutralité là. Lui aurait eu seul le droit de m’en vouloir.