“La technnique comme un autre”

Il y a quelques étrangetés, comme artiste, à aimer produire des œuvres qui ne sont pas l’extériorisation d’une intériorité et qui ne sont pas plus l’expression d’un médium. Cette position paradoxale mérite d’être approfondie, car elle semble se situer à contre-courant d’une certaine tradition artistique qui valorise l’expression personnelle et la maîtrise technique.

Un soupçon

Il est difficile de comprendre ma méfiance quant à la volonté artistique cherchant une voie dans le monde, essayant d’imposer sa forme à la matière, transformant les causes mentales en causes matérielles et formelles. Cette méfiance n’est pas née d’un rejet catégorique, mais plutôt d’un sentiment d’inadéquation. Non que je critique cette manière de faire, qui semble réjouir certains, mais j’y trouve une solitude sans fin et une relation dominatrice au monde.

Cette approche traditionnelle repose sur un schéma qui s’est imposé depuis la Renaissance : l’artiste comme démiurge, façonnant le monde selon sa vision intérieure. Le geste créateur devient alors l’expression d’une subjectivité qui cherche à s’imposer à la matière, à la plier à sa volonté. L’œuvre devient le témoin d’un combat, parfois héroïque, entre l’intention de l’artiste et la résistance du réel. Le créateur s’isole dans sa tour d’ivoire, cultivant son génie solitaire, pour mieux projeter ensuite sa lumière sur le monde.

Cette posture implique une certaine violence symbolique : il s’agit de dominer la matière, de la contraindre à épouser les formes conçues par l’esprit. L’artiste devient alors un conquérant, un colonisateur du sensible. Sa démarche s’apparente à celle d’un Prométhée moderne, arrachant le feu sacré de son intériorité pour l’imposer au monde extérieur. Mais ce geste, tout héroïque qu’il soit, peut conduire à une forme d’enfermement narcissique, où l’artiste finit par ne dialoguer qu’avec lui-même, enfermé dans le miroir de ses propres représentations.

L’alter-technologie

J’ai toujours cherché par les technologies, qui sont une certaine organisation du logos et de la technè, à ce que quelque chose d’autre que mon monde intérieur ait lieu. Et ce lieu était précisément mon monde. Cette démarche peut sembler contradictoire, mais elle s’inscrit dans une conception différente de la subjectivité artistique, non plus comme source unique de l’œuvre, mais comme lieu de passage, comme carrefour où se croisent des forces qui la dépassent.

La technologie, dans cette perspective, n’est pas simplement un outil au service d’une volonté créatrice préexistante, mais un dispositif qui permet l’émergence de formes inattendues, qui n’auraient pu naître de la seule intériorité de l’artiste. Elle devient un moyen d’accéder à une extériorité qui n’est pas radicalement étrangère à soi, mais qui constitue plutôt une extension, une amplification de certaines potentialités subjectives qui, sans elle, seraient restées latentes, informulées.

Cette approche transforme la relation entre l’artiste et son œuvre. Il ne s’agit plus de projeter une vision intérieure sur une matière passive, mais d’établir un dialogue, une conversation avec des forces techniques qui possèdent leur propre dynamique, leur propre logique. L’artiste devient alors moins un créateur qu’un médiateur, un interprète qui accueille et traduit des signaux venus d’ailleurs, tout en les filtrant à travers sa sensibilité propre.

L’hypermnésie comme intimité

J’avais trouvé dans le Web une hypermnésie des multitudes anonymes, des documents existentiels en un nombre dépassant mes capacités, que j’utilisais pour que ma subjectivité soit mise en rapport avec cette intime altérité. Le Web se présente ici comme une mémoire collective, un vaste réservoir de traces humaines, où s’accumulent sans ordre apparent des fragments de vies, des parcelles de savoirs, des éclats d’émotions.

Cette mémoire numérique possède une caractéristique essentielle : elle dépasse infiniment les capacités d’appréhension d’un individu singulier. Aucun esprit humain ne peut embrasser la totalité de cette archive en perpétuelle expansion. Elle constitue donc une forme d’altérité radicale, un dehors absolu, qui échappe à toute tentative de totalisation. Et pourtant, cette altérité n’est pas complètement étrangère : elle est composée de productions humaines, de signes créés par d’autres subjectivités, avec lesquelles une forme de résonance reste possible.

Utiliser cette hypermnésie comme matière première de la création, c’est accepter de se laisser traverser par des flux de données qui ne proviennent pas de notre intériorité, mais qui peuvent néanmoins entrer en résonance avec elle. C’est reconnaître que notre subjectivité n’est pas une forteresse close, mais un système ouvert, constamment modifié par ses interactions avec le monde extérieur. Le geste créateur consiste alors moins à projeter qu’à filtrer, moins à imposer qu’à sélectionner et recombiner des éléments préexistants.

Le miroir noir de l’IA

Le traitement vectoriel et statistique de ces données avec les prétendues intelligences artificielles est l’occasion de déchaîner cet autre qui me ressemble : en scriptant des générateurs et LLM, je produis des milliers de médias. Ces technologies d’intelligence artificielle, notamment les modèles de langage et les systèmes génératifs, opèrent une transformation fondamentale dans la relation entre l’artiste et sa matière.

Ces systèmes fonctionnent en absorbant d’immenses corpus de productions culturelles, qu’ils analysent pour en extraire des patterns, des régularités statistiques, des structures latentes. Ils deviennent ainsi des sortes de miroirs augmentés, capables de refléter non pas simplement l’image que l’artiste projette consciemment, mais des aspects plus profonds, plus diffus de la culture dans laquelle il s’inscrit.

Lorsque l’artiste interagit avec ces systèmes, il ne se contente pas de manipuler un outil passif : il entre en dialogue avec une forme d’intelligence autre, qui possède sa propre logique, ses propres biais, ses propres zones d’ombre et de lumière. Cette intelligence n’est pas totalement étrangère à l’humain, puisqu’elle a été nourrie de productions humaines, mais elle les a recombinées selon des principes qui échappent partiellement à notre compréhension.

Scripter ces générateurs, c’est orienter leur fonctionnement sans le déterminer complètement. C’est créer un cadre, définir des contraintes, établir des paramètres, tout en laissant une part significative d’autonomie au système. L’artiste devient alors un chorégraphe qui ne dicte pas chaque mouvement, mais qui met en place les conditions pour qu’une danse puisse émerger.

L’hyperproduction du possible

Ce n’est pas une production aléatoire, mais orientée et dont la part de bruit produit des surprises. La production de milliers de médias grâce à ces technologies n’est pas une simple multiplication quantitative, mais une exploration qualitative de l’espace des possibles. Chaque itération, chaque variation, chaque génération constitue une proposition, une hypothèse sur ce que pourrait être l’œuvre.

Cette approche diffère radicalement de la conception romantique de l’artiste cherchant à exprimer une vision unique et personnelle. Il s’agit plutôt d’explorer un champ de possibilités, de cartographier un territoire conceptuel et esthétique. L’artiste devient un explorateur qui ne sait pas exactement ce qu’il cherche, mais qui reconnaît ce qui l’interpelle lorsqu’il le rencontre.

La part de bruit, d’aléatoire, qui intervient dans ce processus n’est pas un défaut à éliminer, mais une ressource précieuse. C’est précisément dans ces écarts, ces glissements imprévus, ces accidents que surgissent souvent les propositions les plus fécondes, les plus surprenantes. Le bruit devient ainsi un opérateur de différence, un facteur de déterritorialisation qui permet d’échapper aux sentiers battus de l’imagination.

Une intériorité excédante

Tout se passe comme si je ne me suffisais pas et que ce qui est en dehors de moi concernait en un point élevé ma subjectivité. Cette formulation paradoxale suggère une conception de la subjectivité non plus comme substance close, autonome, mais comme relation, comme mouvement d’ouverture vers ce qui la dépasse.

Le sujet créateur ne se suffit pas à lui-même, non par défaut ou insuffisance, mais par excès. Il y a en lui quelque chose qui le déborde, qui excède ses capacités de représentation et d’expression directes. Cette part excédante ne peut se manifester qu’à travers la médiation d’une extériorité qui lui fait écho, qui la réfléchit sous une forme transformée.

La relation à l’extériorité n’est donc pas accidentelle ou contingente, mais constitutive de la subjectivité elle-même. Ce n’est qu’en se projetant hors de soi, en s’exposant à l’altérité du monde et des technologies, que le sujet peut saisir quelque chose de sa propre vérité. L’extériorité devient ainsi le miroir nécessaire d’une intériorité qui, sans elle, resterait opaque à elle-même.

La maison des feuilles

Je cherche moins à exprimer mon intériorité qu’à rencontrer une extériorité qui m’excède parce que mon intériorité m’excède. Il y a quelque chose de plus grand au-dedans à la manière du livre « La maison des feuilles ». Cette référence au roman de Mark Z. Danielewski est particulièrement éclairante. Dans cette œuvre, une maison se révèle plus grande à l’intérieur qu’à l’extérieur, contenant des espaces impossibles, des corridors infinis, des abîmes vertigineux.

De même, l’intériorité du sujet créateur n’est pas un espace clos, délimité, mais un labyrinthe aux dimensions paradoxales, qui s’étend au-delà de ce que la conscience peut appréhender. Cette intériorité excédante ne peut être explorée directement, par introspection ou expression immédiate. Elle nécessite des détours, des dispositifs, des technologies qui permettent de la cartographier sous des formes objectivées.

L’œuvre d’art, dans cette perspective, n’est plus l’expression d’une intériorité préexistante, mais le lieu d’une rencontre, d’une mise en relation entre une subjectivité et une extériorité qui l’excède tout en la concernant intimement. Elle témoigne d’une expérience de dépossession créatrice, où l’artiste accepte de ne pas tout maîtriser, de se laisser surprendre par ce qui émerge de sa confrontation avec les technologies et les données du monde.

Du possible sinon…

Cette rencontre entre subjectivité et technologie ne se contente pas de transformer le processus créatif : elle inaugure une véritable ontologie du possible. Il ne s’agit plus simplement de créer des objets actuels, des œuvres déterminées, mais d’explorer et de cartographier des champs de virtualités, des espaces de potentialités qui excèdent toute actualisation particulière.

L’ontologie traditionnelle s’est longtemps concentrée sur ce qui est, sur l’être en acte, reléguant le possible au statut de simple modalité logique ou de projection mentale. Dans cette perspective, le réel précède et détermine le possible : ce qui peut être est dérivé de ce qui est déjà. Mais la rencontre entre subjectivité artistique et technologies génératives renverse cette hiérarchie ontologique. Ce n’est plus le réel qui détermine le possible, mais le possible qui déborde et excède le réel.

Les systèmes génératifs, en produisant des milliers de variations, de propositions, d’itérations, manifestent concrètement cette primauté ontologique du possible sur l’actuel. Chaque œuvre générée n’est pas simplement un objet isolé, mais un point dans un réseau de virtualités, une actualisation parmi d’autres d’un champ de possibles qui demeure infiniment plus vaste que toutes ses manifestations concrètes.

Cette ontologie du possible transforme la nature même de l’œuvre d’art, qui n’est plus définie par son unicité, son identité stable, mais par sa capacité à faire signe vers d’autres versions d’elle-même, d’autres configurations qui auraient pu être et qui, d’une certaine manière, coexistent virtuellement avec elle. L’œuvre devient ainsi un carrefour de potentialités, un nœud dans un réseau de variations et de métamorphoses.

Elle modifie également le statut ontologique de l’artiste, qui n’est plus le créateur souverain d’une forme unique, mais l’explorateur d’un espace des possibles, le cartographe d’un territoire virtuel dont l’étendue excède infiniment ce qu’il peut parcourir. Sa tâche n’est plus de réaliser une vision préconçue, mais de naviguer dans un océan de potentialités, d’y tracer des routes, d’y découvrir des archipels inattendus.

Cette ontologie du possible n’est pas une simple spéculation métaphysique : elle a des implications concrètes sur notre rapport au monde et à nous-mêmes. Elle nous invite à considérer toute réalité, y compris notre propre identité, non comme une substance fixe, déterminée une fois pour toutes, mais comme un processus ouvert, traversé par des virtualités qui excèdent son état actuel.

La technologie, dans cette perspective, n’est pas seulement un outil de production, mais un dispositif ontologique qui rend sensible, perceptible, cette dimension du possible qui sous-tend et déborde toute actualité. Elle ne se contente pas de transformer le monde existant, mais fait émerger des mondes possibles qui coexistent virtuellement avec lui, modifiant ainsi notre perception de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas.

Cette démarche implique une certaine humilité, une reconnaissance des limites de la volonté artistique traditionnelle. Elle suppose d’abandonner le fantasme prométhéen de la création ex nihilo, pour s’engager dans une pratique plus attentive, plus réceptive, où il s’agit moins d’imposer sa marque au monde que d’accueillir et de traduire ce qui surgit de la rencontre entre sa subjectivité et les forces qui la traversent et la dépassent.

Ainsi, la rencontre entre subjectivité artistique et technologies génératives ne se contente pas de produire de nouvelles formes d’art : elle transforme notre compréhension même de ce qu’est la réalité, nous invitant à y voir non pas un ensemble de faits déterminés, mais un champ de potentialités en perpétuelle reconfiguration. Elle nous rappelle que ce qui est aurait pu être autrement, et que ce qui n’est pas encore pourrait un jour advenir, ouvrant ainsi un espace de liberté et d’invention au cœur même de notre rapport au monde.