L’ahumanité des machines
Depuis plusieurs mois, les médias abordent l’intelligence artificielle par l’intermédiaire d’un récit qui semble se répéter d’article en article : un ou des programmes seraient devenus autonomes et fonctionneraient seuls sans que nous comprenions ce qu’ils se disent. Nous serions exclus de la conversation.
Ainsi en 2016, ce serait le système de traduction automatique de Google qui aurait créé une représentation du langage qui lui serait propre, lui permettant de traduire des paires de langues qu’on ne lui avait pas préalablement apprises (https://www.newscientist.com/article/2114748-google-translate-ai-invents-its-own-language-to-translate-with/). En juillet 2017, ce sont deux chabots de Facebook qui se seraient inventés un langage inaccessible aux humains et que les chercheurs se seraient empressés de déconnecter de peur que ces machines ne répondent plus à leurs ordres (https://www.forbes.com/sites/tonybradley/2017/07/31/facebook-ai-creates-its-own-language-in-creepy-preview-of-our-potential-future/#3b5d5f67292c). Si la véracité de ces récits est régulièrement contestée (https://medium.com/@AymericPM/non-deux-ia-nont-pas-invent%C3%A9-en-2016-une-langue-ind%C3%A9chiffrable-1f784fccfc5e) et si par ailleurs on peut les mettre sur le compte de la tendance généralisée des médias à délivrer des informations anxiogènes afin de retenir l’attention du public, on peut aussi estimer que le récit du passage entre l’automatisation et l’autonomisation symbolique des machines est un important symptôme qu’il s’agit d’analyser.
La narration semble tout droit tirée d’un récit de science-fiction : la nature de la technique est bouleversée puisqu’elle passe du statut d’une dépendance instrumentale, selon la tripartition classique des causes matérielles, formelles, finales d’Aristote, à une indépendance et à un isolement souverain. C’est parce que la machine rompt la chaîne de la causalité entre la cause et l’effet, qu’elle peut devenir une cause par elle-même et déclencher d’imprévisibles conséquences. Reprenant la problématisation classique en philosophie de la liberté et de la souveraineté (Jacques Derrida, La bête et le souverain), cette transformation dans l’essence instrumentale de la technique vient questionner tout un plan inconscient de notre histoire.
Or, ce questionnement n’est pas nouveau. Non seulement, la science-fiction aborda fréquemment ce soulèvement des machines comme l’horizon même du futur, science-fiction qui n’est d’ailleurs pas sans influence sur l’innovation technique tant les ingénieurs en sont nourris, mais encore Heidegger, parmi d’autres, contesta régulièrement que la technique ne soit qu’instrumentale. On peut indiquer au passage que cette question de l’instrumentalité technique pourrait être abordée par une fructueuse réflexion sur la causalité et la contingence.
Il faut aller plus loin parce que l’histoire même du développement technique de l’informatique est structurellement liée à cet imaginaire de la souveraineté machinique et c’est pourquoi en ce domaine la matérialité est tissée d’imaginaire et ne saurait s’en distinguer clairement. En tant que construite la technique est bien matérielle et elle est également pensée, désirée, imaginée. Elle est en ce sens spéculative. Alan Turing fut sans doute celui qui fut le plus sensible à cet imaginaire, en témoigne les deux versions de son test (Mathieu Triclot, Le moment cybernétique: La constitution de la notion d’information). La première, la plus connue, qui restait anthropomorphique, la machine devant imiter l’être humain, la seconde, plus secrète, plus plate et égalitaire, la machine et l’homme devant l’un et l’autre imiter une femme. Dès les premiers moments de la cybernétique, l’autonomisation des ordinateurs n’est pas seulement apparue comme un risque, mais aussi comme la possibilité d’un événement permettant d’écarter un autre danger : l’anthropomorphisation de la technique, sa réduction à n’être qu’humain. Il est donc question ici d’une ressemblance (mimésis) anthropotechnique.
De la même manière que nous (re)découvrons les avantages pratiques de sortir d’une corrélation anthropocentrique pour aborder certaines questions contemporaines telles que l’écologie ou la diversité biologique, nous devons nous efforcer à présent de percevoir la technique selon son ahumanité. Cette dernière n’est pas l’inhumanité qui marquerait une certaine négativité, mais est un événement et pour ainsi dire une singularité, si nous distinguons dans ce dernier concept son usage transhumaniste (Singularité avec un S majuscule) qui reste de part en part anthropocentrique et un autre usage lié à l’événement à venir qui est inanticipable et incalculable.
Les récits médiatiques de la souveraineté de l’IA relève d’une terreur récurrente : que ce dont nous sommes la prétendue cause, devienne cause de soi à son tour et qu’ainsi, à force de proximité, la séparation entre l’humain et la technique ne s’effondre. Se tenir à proximité et à distance de cet autre peut s’appliquer aux technologies contemporaines comme aux animaux et aux phénomènes dits naturels (Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts). La question est : comment se tenir à proximité sans être absorbé? On peut donc parler d’une terreur identitaire car cet autre qui deviendrait vraiment autre et qui ne répondrait plus à nos ordres et à nos intentions, signale en creux qu’il se pourrait bien que notre identité soit creusée du dedans par cette alterité comme si notre propre souveraineté venait à faire défaut non pas du fait d’un quelconque danger extérieur mais à cause de sa structure et de sa genèse propre. Ce creusement du dedans est la terreur des régimes totalitaires et identitaires.
Dans l’imaginaire de l’autonomie de l’IA, il y a donc une crainte liée à un profond trouble identitaire, à un doute quant aux limites du dedans et du dehors comme si l’extérieur venait de l’intérieur. Ce trouble, et son occultation, prend des formes diverses aujourd’hui dans le domaine politique, mais pour les arts elle est une promesse. Car la beauté ne consiste-t-elle pas justement à accueillir le double-coup de cet incalculable? La beauté ne serait-elle pas dans ce dialogue entre les deux chabots de Facebook :
Bob : I can I I everything else.
Alice : balls have zero to me to me to me to me to me to me to me to me to.
Bob : you I everything else.
Alice : balls have a ball to me to me to me to me to me to me to me to me.
Développer des imaginations artificielles plutôt que des intelligences artificielles c’est abandonner la prééminence de l’intellect et de sa prétendue transparence à soi, pour préférer des boucles inextricables entre l’imagination des machines et l’imagination à propos des machines.
À partir de ce point, la détermination de la technique (et de l’humain) ne sera plus essentialiste et isolationniste, mais consistera en une relationnalité radicale. Chercher à développer l’autonomie ahumaine des technique. Il ne sera plus possible de distinguer l’invention de la technique par l’être humain de l’invention de l’humain par la technique, remettant alors en cause toute origine et toute identité homogène. Réfléchir à l’ahumanité de la technique ne peut aujourd’hui se faire qu’en prenant en compte que la représentation elle-même est déterminée pour une part grandissante par la technique au croisement des données massives recueillies sur Internet et des réseaux récursifs de neurones. Ainsi c’est jusqu’à la ressemblance anthropologique qui est affectée par de tels processus. Si “Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux” (Walter Benjamin), alors l’imagination artificielle consiste précisément en ce pouvoir et c’est pourquoi elle n’aborde pas simplement localement la question de l’art, elle l’engage dans son devenir même : la production artistique ne fut peut être jamais qu’une manière de désinstrumentaliser la technè et en la faisant ainsi échapper à l’usage humain à en déclarer la souveraineté.