La base humaine

Que l’existence ne se réduise pas aux enregistrements fait dans des bases de données, cela semble aller de soi. On pourrait dire que le flux de nos existences ne saurait s’y réduire, qu’il y a en lui de la résistance envers le monde du calcul et de ce qui laisse des traces. Nos existences resteraient-elles intactes des modes d’enregistrement actuels?

Mais peut être ne faudrait-il pas se laisser aller à cette évidence. Peut-être que la simplicité idiote des bases de données, simples tableaux constitués de lignes et de colonnes, peut bel et bien transformer nos existences dans ce qu’elles ont de plus intime, de plus secret. Peut-être ce secret n’était-il qu’une manière d’organiser l’enregistrement des données humaines. A cette fin il faudrait penser nos existences non comme quelque chose de naturel qui subsiste tel un réservoir, mais comme une structure plastique en contact avec le monde extérieur, les phénomènes tant naturels qu’artificiels.

Notre époque voit une situation nouvelle apparaître: les anonymes, les oubliés de l’histoire sont à présent mémorisés dans des bases de données. Ce sont des traces réduites, simples, mais dont la densité est telle qu’un recoupement entre elles peut permettre une interprétation subtile de l’existence de chacun. On sait combien cette configuration a des influences sur la constitution de l’archive, et donc de l’histoire, et sur la culture. En effet, c’était la disproportion entre ceux qu’on oubliait et ceux qu’on mémorisait (les artistes, scribes, etc.) qui permettait de construire une culture, c’est-à-dire un ensemble de supports matériels passant de génération en génération. La question n’est plus aujourd’hui de savoir comment ne pas oublier mais comment oublier. Comment les historiens vont-ils naviguer dans ces tourbillons d’archives? Quelle distinction entre donnée, information et archive? Quelle est l’histoire de l’identification des personnes? L’émergence même de l’écriture, comme système d’énumération, n’est-elle pas fondée sur cette comptabilité humaine? Quel sera le statut de cette immense base de données ayant enregistrée les faits et gestes d’une partie de la population planétaire? Sera-t-elle exploitée lorsque le vif sera mort? Que faire des comptes sur les différents sites sociaux quand une personne meurt? A qui appartiennent-ils?

Plus important même que le résultat enregistré est la méthode d’enregistrement qui consiste à concevoir le monde comme quelque chose de découpable et dont le résultat discret peut être assemblé selon des catégories. Cette catégorisation n’est pas sans rappeler le transcendantal kantien mais en poussant celui-ci dans une multiplicité de catégories. Concevoir les êtres humains selon des catégories interfèrent grandement avec leurs agissements. Ainsi les sites de rencontres nous donnent accès à des profils que nous parcourons. Pour discriminer ceux que nous retiendrons de ceux que nous laisserons, nous nous adaptons à la catégorisation en l’intégrant pour en faire notre mode de lecture. Nous concevons dès lors les êtres humains au premier abord comme un conglomérat de qualités. Ceci entraîne inexorablement la formulation dans le sujet que nous sommes de besoins résumables à ces catégories. Par une boucle étrange ce qui devait être la conséquence devient une cause, la description catégorielle devient une performativité formatrice, comme c’est souvent le cas avec l’informatique. Notre affectivité est hantée par l’enregistrement dans les bases de données et par la facon dont le capital maîtrise les désirs par un cercle entre les besoins et les réponses à ces besoins. Les bases de données deviennent dès lors la base humaine, un a priori, le sol sur lequel notre société relationnelle se développe.

L’un des premiers usages sociaux des machines calculantes fut dans les camps de concentration et d’extermination. Les déportés étaient mémorisés sur des cartes, leurs vêtements enregistrés, ils étaient perforés.

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