Terre, monde, Internet

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Nous concevons spontanément Internet de façon instrumentale et anthropologique. Le réseau servirait les êtres humains, de sorte qu’il faudrait l’orienter dans la bonne direction en lui fixant une finalité utile et humaniste. On retrouve cette conception dans les débats actuels sur la surveillance et la militarisation d’Internet.

Nous faisons ici la même erreur que celle faites vis-à-vis de la technique en général : la technique serait humaine parce que utile (fin) et créée (origine) par nous. Elle partirait et reviendrait à nous. Mais si nous estimons que l’être humain et la technique s’inventent l’un l’autre et qu’on ne saurait fixer une origine unique et déterminée, il nous est possible de commencer à penser le réseau dans sa singularité.

Internet est-il un moyen pour les êtres humains de communiquer entre eux en échangeant des informations, ou cet échange est-il un prétexte pour une autre finalité occultée? Que faisons-nous sur le réseau ? Nous y déposons une grande quantité d’informations de manière active et volontaire, de manière passive et involontaire. Cette accumulation de données, nommée big data, utilise principalement le web 2.0 afin de capturer un maximum de données existentielles : ce sont les internautes qui fournissent les contenus et les entreprises le contenant. La notion de “meme” et l’esthétique kitsch du réseau sont les signes de ce déplacement des médias contributifs. Or, il faut immédiatement remarquer que cette accumulation de données est si grande qu’elle n’est plus accessible aux êtres humains. Non seulement, nous ne pouvons y avoir accès que grâce à des moyens de navigation informatique, mais il devient impossible d’aborder la totalité panoptique de ces données. Elles sont hors de notre portée. La machine est sous la main, nous pianotons dessus, et nous transférons des fragments de nos vies qui sont alors hors de portée. Les données s’éloignent.

Un cas frappant de cette exclusion anthropologique des données est la spéculation financière automatisée, puisqu’en ce cas les machines sont si rapides qu’elles dépassent la faculté d’un système nerveux. Ces ordinateurs ne peuvent plus être contrôlés au moment même de leur opérativité, parce que leur vitesse est supérieure à notre faculté de perception. Or, cette exclusion a des implications très concrètes sur les existences matérielles : quand les machines rendent hystériques le marché du fait de leur hypersensibilité aux variations, elles produisent des crises, fermetures d’entreprises, etc. Il est tragique d’entendre les commentateurs économiques tenter de ramener ces phénomènes à des facteurs anthropologiques et instrumentaux.

Si nous cessons de considérer Internet comme un moyen instrumental et anthropologique, et si nous le ramenons à cet excédent informationnel dépassant notre capacité esthétique, alors nous comprenons ce qu’il produit ontiquement : la capture de fragments existentiels sur des supports numériques dont la quantité nous est inacessible. Cette capture est un transfert de l’être humain aux ordinateurs. Lorsque nous navigeons sur le réseau, lorsque nous y laissons (comme je suis en train de le faire) des données, nous fournissons aux machines quelque chose. En voulant communiquer avec vous, mes semblables, je donne aussi accès aux machines un ensemble de données et celles-ci seront enregistrées sur les machines. Bref, j’effectue un transfert mnésique.

Au regard de l’utopie de l’intelligence artificielle qui tente depuis des décennies de faire accéder les ordinateurs à la signification, on peut penser qu’Internet est un nouveau moyen de cet accès au sens et au monde commun que la communauté humaine constitue. Internet est un incroyable moyen de capture de données existentielles et fournit une base statistique très fine pour anticiper des résultats, c’est-à-dire à partir d’un élément prévoir la probabilité de ce qui suivra (les suggestions du moteur de recherche Google en sont un exemple commun). Internet est l’outil de capture du possible anthropologique transféré aux ordinateurs. La communication interhumaine était un moyen, pas une fin.

Dans l’histoire de la métaphysique, le réseau Internet est une nouvelle période qui vient prolonger, approfondir et radicaliser ce qui était sous-jacent dans le conflit classique entre la terre (sur laquelle nous nous tenons) et le monde (que nous configurons). La subjectivité mondialisant la terre se transforme en capture extra-humaine. La numérisation, c’est-à-dire la réduction de toutes choses à du binaire, permet de traduire les flux indécomposables en données discrètes et d’introduire ainsi dans le monde hors-sens des machines le possible d’une anticipation. Au conflit terre/monde, il faut ajouter le “change” terre/monde/Internet.