Après l’art contemporain

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On esquissera l’hypothèse que ce qu’il est convenu de nommer l’art numérique relève d’une conception moderniste de l’art, tandis que l’art post-digital ou post-Internet correspondrait à l’art contemporain ou à ce qui vient après le contemporain. On comprendra que la distinction entre la modernité et la contemporainéité n’est pas seulement chronologique, l’un ne vient pas chasser l’autre, mais qu’elle constitue des polarités axiologiques qui s’agencent l’une par rapport à l’autre dans des proportions qui varient d’un artiste à l’autre. Chez un même artiste, on peut d’ailleurs trouver l’un et l’autre. Ainsi les ready-mades de Marcel Duchamp sont contemporains, tandis que Le Nu descendant l’escalier appartient à l’art moderne, alors qu’ils ont été créés pendant la même décennie. On pense aussi à Rauschenberg.

Dans la modernité ce qui importe est l’expression d’une intériorité, expression qui s’identifie avec celle d’un médium qui s’autonomise progressivement (Greenberg). Il ne s’agit plus, comme dans l’art classique, de rechercher la beauté harmonieuse imitant la réalité pour en dévoiler l’idéalité, mais de rompre avec les conventions et d’ainsi disloquer l’accord entre une forme et une perception afin qu’émerge une autre forme et une autre perception. Toutefois, art classique et art moderne partagent les matériaux traditionnels, dont la conception moderne sera le médium calqué sur le modèle révolutionnaire (amener le support à sa logique propre dans une logique de rupture, l’art pour l’art qu’il faut rapprocher de la logique de l’argent pour l’argent ou de la révolution pour la révolution). Avec le contemporain, la production d’objet devient une expérience artistique. La singularité reste centrale, mais elle n’est plus expressive, elle devient contextuelle, prise dans le réseau des galeries et des institutions, l’intériorité est vidée et décentrée. Ne reste plus que la décision de l’artiste qui est à l’image de ce temps contemporain adhérant à soi.

Si je classe le post-digital dans le genre art contemporain, c’est parce qu’il n’a pas la même relation avec le médium que l’art numérique. Il est même indifférent à cette question tant il le traite à la manière d’un fétiche consumériste et se place donc à la suite du pop art. Le post-digital travaille sur le numérique tandis que l’art numérique travaille dans le numérique. C’est le retour de la sempiternelle dialectique entre l’autonomie du médium et l’approche contextuelle.

L’art numérique, ce qu’il est devenu depuis une dizaine d’années, a une esthétique souvent monumentale. Les projets se ressemblent formellement : usage du noir, mise en valeur de la machine comme machine (la fameuse question du médium), formalisme associé à un discours politique révolutionnaire (DIY, open source, etc.), retour à l’art cinétique, usage des effets de lumière (LED) devant provoquer un état d’immersion et de transe chez le spectateur, répétition des mêmes composants, par exemple des écrans LCD, pour donner une idée de la reproductibilité numérique. Le post-digital a également une certaine homogénéité formelle (glitches, couleurs RGB , kitsch, pop, bureau, acrylique fondu, documentation, histoire alternative, critique post-institutionnelle, etc.), mais il est matériellement à la fois bien fait et mal fait. Ce tremblement entre les deux indique que le médium s’est absenté de lui-même. L’art numérique quant à lui doit être performant, il fonctionne (et c’est d’ailleurs ce fonctionnement informatique qui en constitue la singularité), il est “bien” réalisé, il en met plein les mirettes et tend vers le spectaculaire. On s’immerge dans le médium de l’art numérique, on reste à distance des clichés mis en scène par le post-digital si on y est initié. L’art numérique parle au nom de l’avenir, le post-digital témoigne d’un futur déjà passé. Cette transformation dans le rapport au futur est essentielle, car avec le post-digital le contemporain n’adhère plus à lui-même, il est avant même le présent par anticipation et c’est pourquoi la notion de “post” s’étend à toute chose et devient une sensibilité générale.

La question que je souhaiterais maintenant poser, et seulement poser, serait celle-ci : un autre paradigme de l’art ne serait-il pas en train d’émerger, au-delà des arts classique, moderne et contemporain ? Si la distinction entre les trois répond à la tripartition entre le médium, l’expression et l’harmonie (c’est-à-dire le transcendantal), notre monde ne voit-il pas une transformation profonde de l’articulation entre ces trois éléments ? La matière, le sujet et l’entre-deux définissent le partage ontologique entre l’Etre et les étants. Ce sont les conditions mêmes de ce partage qui deviennent problématiques parce que le futur n’est pas après le présent, mais lui est peut-être antérieur selon une logique prétéritive.

Par ailleurs, l’art moderne était apparu avec la société industrielle produisant/combattant la pauvreté. L’art contemporain avec les industries culturelles produisant/combattant l’ennui. Cet art, qui ne porte pas encore de nom, ne voit-il pas le jour dans un monde structuré par des entreprises qui produisent/combattent, c’est-à-dire conjurent l’anxiété et dont le lieu privilégié est Internet ? Je ne saurais avoir ici la témérité d’avancer plus avant dans cette question complexe, mais intuitivement, partant de ma pulsion artistique qui fait qu’on cherche toujours quelque chose dont on a pas idée, il me semble que quelque chose se dessine qui n’est ni classique ni moderne ni contemporain et qui peut-être, dans le dépassement, permet de jeter un nouveau regard sur la dynamique entre les trois paradigmes précédents. Ceci veut aussi dire qu’une autre voie s’ouvre, entre l’art numérique et l’art post-numérique.  Alliant peut-être la représentation distance du second et le caractère opérationnel et processuel du premier.

L’art contemporain a émergé dans le contexte de l’industrialisation de l’ennui. Il revendiquait un temps “contemporain”, ne se projetant plus dans une émancipation possible tel que ce fut le cas dans la modernité, mais toujours se devançant. Les artistes étaient sommés de se renouveler sans cesse, d’être toujours en mouvement afin de suivre la marche effrénée de la mondialisation, d’un monde en train de se faire. Ce flux de l’art contemporain n’est pas sans ressemblance avec l’état du capitalisme avancé et la financiarisation de l’économie. Sans doute cette époque perdure-t-elle encore aujourd’hui, mais ne sentons nous pas en même temps d’autres temps et espaces apparaître ? Ne sommes-nous pas, du fait de la crise du biotope, des connaissances scientifiques et de l’état de notre pensée, confrontés à des échelles dépassant très largement le cadre anthropologique ? Nous ne pourrions plus dès lors être contemporain de nous-mêmes, mais décalés. Ce décalage ne serait plus seulement celui du “sens intime” et du flux de la conscience se chevauchant toujours, mais celui des technologies disnovatives, concept que j’avais proposé en 2011. S’il y a quelque chose après le contemporain ce n’est pas au sens d’une fin et d’une clôture du contemporain, mais plutôt comme la prise en compte radicale d’une dette relancée de génération en génération parce qu’elle est future.

ps: quelques minutes après avoir écrit cette petite note, je ne cesse de penser à Jean-Luc Godard et à la voie qu’il a ouverte dans “Nouvelle Vague” qui n’est ni classique, ni moderne, ni contemporaine et les trois à la fois. Quelque chose d’autre y est tentée.

We will sketch out the hypothesis that what is commonly referred to as digital art is part of a modernist conception of art, while post-digital or post-Internet art corresponds to contemporary art, or that which comes after the contemporary. It is clear that the distinction between modernity and contemporaneity is not merely chronological – one does not displace the other – but constitutes axiological polarities that are arranged in relation to each other in proportions that vary from one artist to the next. In the same artist, we can find both. Marcel Duchamp’s ready-mades, for example, are contemporary, while Le Nu descendant l’escalier belongs to modern art, even though they were created in the same decade. Rauschenberg also comes to mind.

In modern art, what matters is the expression of an interiority, an expression identified with that of a progressively autonomous medium (Greenberg). It is no longer a question, as in classical art, of seeking harmonious beauty that imitates reality in order to reveal its ideality, but of breaking with conventions and thus dislocating the agreement between a form and a perception so that another form and another perception emerge. However, classical and modern art share traditional materials, whose modern conception will be the medium modelled on the revolutionary model (bringing the medium to its own logic in a logic of rupture, art for art’s sake, which is to be compared with the logic of money for money’s sake or revolution for revolution’s sake). With the contemporary, object production becomes an artistic experience. Singularity remains central, but it is no longer expressive; it becomes contextual, caught up in the network of galleries and institutions. All that’s left is the artist’s decision, in the image of this self-adhering contemporary time.

If I classify post-digital in the contemporary art genre, it’s because it doesn’t have the same relationship with the medium as digital art. It is even indifferent to this question, treating it as a consumerist fetish and thus following in the footsteps of pop art. Post-digital works on the digital, while digital art works in the digital. It’s the return of the age-old dialectic between the autonomy of the medium and the contextual approach.

Digital art, as it has become over the last ten years or so, often has a monumental aesthetic. The projects are formally similar: the use of black, the emphasis on the machine as machine (the famous question of the medium), formalism associated with a revolutionary political discourse (DIY, open source, etc.), a return to kinetic art, the use of lighting effects (LEDs) intended to provoke a state of immersion and trance in the viewer, repetition of the same components – LCD screens, for example – to give an idea of digital reproducibility. Post-digital also has a certain formal homogeneity (glitches, RGB colors, kitsch, pop, desktop, melted acrylic, documentation, alternative history, post-institutional critique, etc.), but it is materially both well-made and badly made. This in-between tremor indicates that the medium has become absent from itself. Digital art, on the other hand, has to perform, it works (and it’s this computer operation that makes it unique), it’s “well” made, it’s eye-popping and tends towards the spectacular. We immerse ourselves in the medium of digital art, but remain at a distance from the clichés staged by post-digital art if we are initiated to it. Digital art speaks in the name of the future, while post-digital art bears witness to a future that has already passed. This transformation in the relationship to the future is essential, because with post-digital, the contemporary no longer adheres to itself, it is even before the present by anticipation, and this is why the notion of “post” extends to everything and becomes a general sensibility.

The question I would now like to ask, and only ask, is this: isn’t another paradigm of art emerging, beyond classical, modern and contemporary art? If the distinction between the three responds to the tripartition between medium, expression and harmony (i.e., the transcendental), isn’t our world seeing a profound transformation in the articulation between these three elements? Matter, subject and the in-between define the ontological division between Being and beings. It is the very conditions of this division that become problematic, because the future is not after the present, but is perhaps prior to it according to a preteriative logic.

Moreover, modern art emerged with industrial society, producing and fighting poverty. Contemporary art emerged with the cultural industries, producing/fighting boredom. Doesn’t this as-yet unnamed art see the light of day in a world structured by companies that produce/combat, i.e. conjure up anxiety, and whose privileged location is the Internet? I wouldn’t be so foolhardy as to go further into this complex question, but intuitively, on the basis of my artistic impulse, which means that we’re always looking for something we’ve no idea about, it seems to me that something is emerging that is neither classic nor modern nor contemporary, and which perhaps, in the process of transcending it, enables us to take a fresh look at the dynamic between the three previous paradigms. This also means that another path is opening up, between digital art and post-digital art. Perhaps combining the distant representation of the latter with the operational and processual character of the former.

Contemporary art emerged in the context of the industrialization of boredom. It claimed a “contemporary” time, no longer projecting itself into a possible emancipation as was the case in modernity, but always getting ahead of itself. Artists were summoned to constantly renew themselves, to be always on the move in order to keep up with the frantic march of globalization, of a world in the making. This flow of contemporary art is not unlike the state of advanced capitalism and the financialization of the economy. No doubt this era is still with us today, but aren’t we also sensing the emergence of other times and spaces? As a result of the biotope crisis, scientific knowledge and the state of our thinking, aren’t we confronted with scales that go far beyond the anthropological framework? We would no longer be contemporary with ourselves, but out of step. This shift would no longer be merely that of “intimate sense” and the ever-overlapping flow of consciousness, but that of disnovative technologies, a concept I proposed in 2011. If there is something after the contemporary, it is not in the sense of an end and a closure of the contemporary, but rather as the radical taking into account of a debt relaunched from generation to generation because it is future.

ps: a few minutes after writing this little note, I can’t stop thinking about Jean-Luc Godard and the path he opened up in “Nouvelle Vague”, which is neither classical, nor modern, nor contemporary, but all three at once. Something else is being attempted.