Le document exposé

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L’exposition garde un certain privilège dans l’activité artistique : présenter son travail dans un espace « neutre » et le disposer d’une manière déterminée reste constitutif de l’articulation entre la poétique productive de l’artiste et l’esthétique réceptive du public.

On a déjà tout dit sur ce passage monstratif et sur ce qu’il doit à l’utopie de la neutralisation spatiale, sur son pouvoir théologique ou politique, sur l’isolement de l’art, sa sacralité rituelle, etc. Il n’est pas nécessaire de retracer les différents récits du white cube ou de refaire le tour des différentes contre-propositions qui ont vu le jour au cours du siècle dernier et de ce siècle. Il importe simplement de souligner que tout se passe comme si l’exposition se confrontait toujours à son a priori transcendantal, c’est-à-dire à un espace déjà donné dont l’idéologie est sous-jacente et vient hanter chaque œuvre disposée. Tout se passe comme si une exposition particulière était la rencontre, non pas seulement du poétique et de l’esthétique, mais aussi de l’œuvre (pour utiliser ce terme fort contestable) et de l’espace qui serait indissociablement une configuration matérielle et idéologique. C’est pourquoi l’exposition est devenue un médium à part entière.

Or, nous arrivons au bout de cette configuration du white cube. C’est parce que nous sommes à ce bout que son pouvoir résonne de manière plus insistante encore, comme si juste avant la mort de ce dieu il se faisait plus menaçant et plus présent dans son retirement.

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L’une des raisons de ce crépuscule est sans doute Internet et la nature des fichiers numériques. Il ne s’agit pas là de technologies instrumentales au service de la volonté humaine, mais de mondes qui viennent hanter le monde en tant que monde, c’est-à-dire la mondialisation, la manière dont le monde (espace compris) se fait monde. On pourrait déployer à l’infini l’étrange reproductibilité différentielle du numérique, la superposition à l’espace connu d’un autre espace dans lequel la distance et la proximité n’opèrent plus de la même façon, l’inversion du public et du privé, etc. On doit avant tout ressentir et mettre à jour ce que quotidiennement nous expérimentons : la logique des mondes.

Nous savons que l’exposition, aussi importante soit-elle, est temporaire. Un espace d’exposition voit les expositions défiler. Une exposition est montée, puis montrée, puis démontée, puis une autre, et ainsi de suite dans une étrange procession. Que reste-t-il ?

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Un artiste va découper, selon une stratégie du retrait, la peinture acrylique qui recouvre, exposition après exposition, les murs et va l’accrocher comme un drapé. Un autre va dans les réserves et enlève les œuvres pour ne laisser que les traces infimes de poussière que laisse le temps. Un autre photographie les minuscules trous laissés par la procession des expositions et les agrandit de manière à en dévoiler la béance. D’autres artistes gardent les cimaises de l’exposition précédente, certains cartels, la trace des éléments collés puis décollés, pour déneutraliser l’espace et le rendre à sa finitude (il y a eu d’autres expositions avant celle-ci et il y en aura d’autres après). D’autres encore se concentrent sur la documentation parce qu’ils ont perdu leur naïveté ontologique. Ils savent bien que le mode d’existence d’une exposition ne se limite pas à l’espace primaire de celle-ci. Il se répand sur sa documentation, sur ces traces qui sont des rétentions tertiaires techniques (photographie, vidéos, textes, etc.) et par voie de conséquence sur les réseaux. Tel artiste transforme la documentation de ses expositions afin de dissoudre le prétendu original. Rien n’est antérieur à elle, car il ne s’agit pas d’éléments qui sont tout d’abord séparés puis dans un second temps mis en relation, c’est la relation qui crée les éléments et l’effet de séparation. Au commencement il y a eu le document.

De façon paradoxale, le fait de surdocumenter une exposition et de modifier la relation entre l’original et la copie, produit une autoréférentialité qui met en contact l’exposition avec son dehors, comme si certains modes d’autonomie étaient hétéronomes. Nous numérisons en 3D une exposition, à partir de ces fragments nous produisons des modèles 3D. Nous pourrons imprimer matériellement ces modèles ou les intégrer dans un logiciel qui flâne indéfiniment à la surface de ces volumes comme si l’exposition ne cessait jamais, nous la faisons ainsi entrer dans une autre temporalité.

L’exposition a été montée, démontée, elle continue au-delà de ses limites. Ces fichiers numériques sont le fantôme de l’exposition. Ils ne sont pas seulement la trace d’une activité passée selon le pouvoir photographique qui fait revivre ce qui a été. Les fichiers peuvent donner lieu à une autre exposition, à un autre mode de présentation. Parce qu’ils sont traduisibles sous d’autres formes, l’exposition se nourrit d’elle-même, à partir d’une exposition on produit une infinité de choses selon une autophagie productive. L’autoréférentialité artistique se lie au feed-back cybernétique pour mettre à jour de nouvelles stratégies poétiques et esthétiques.