La destruction et la chose

Il faut faire le deuil de la nostalgie sentimentale et de la souffrance romantique face à la destruction (Anselm Kiefer) parce que celles-ci sont le symptôme de l’anthropocentrisme par lequel nous envisageons et déformons la destruction.

La destruction comporte plusieurs temporalités scandées par la contingence : l’anticipation, le moment et le souvenir. Il faut savoir voyager d’une dimension à une autre pour entrevoir que la nécessité de penser la destruction nous place devant la responsabilité de penser la chose en soi, l’autonomie non pas ontologiquement mais spéculativement. Ce n’est pas seulement ce que nous perdons, mais aussi ce qui se perd, ce qui fait de toute chose une disparition dans son principe même. L’influx comme possibilité de la destruction (avant), l’afflux comme le débordement excessif de l’événement de la destruction (pendant) et le reflux comme cessation (après).

D’ailleurs, lorsqu’un objet technique est détruit ce n’est pas sa fonction instrumentale qui se dérobe seulement, c’est tout un monde qui revient, un monde matériel fait de fil et de poussière, la résistance même de l’objet revenu à sa solitude qui résiste et insiste dans notre désoeuvrement : nous ne savons plus quoi faire. Quand c’est la physis même qui est détruite, forêt calcinée, montagne ravagée, terre retournée, ce n’est pas seulement l’impact de l’humain qui est en jeu et les conséquences sur lui, c’est aussi la forêt en tant que forêt, la montagne en tant que montagne, la terre en tant que terre qui sont en jeu. Parallèlement au monde dans lequel nous nous agitons et par lequel toute chose semble en mouvement, il y a un monde immobile, noir et terreux, dans lequel nous n’avons pas notre place, le silence mênme de l’univers. La vie devient alors une exception.

La destruction nous place devant la gravité du monde dans son autonomie car elle nous rappelle que toute chose existe en notre absence. Le paradoxe c’est qu’il faut saisir l’occasion d’un tel événement et d’une absence creusée par laquelle quelque chose fait défaut, pour que cette chose même devienne sensible. La destruction du monde est la venue du monde en tant que monde. La destruction est la possibilité du possible. La destruction n’est pas un accident qui arrive à la substance mais la nécessité en tant que contingence. Toute chose peut ne pas être. Une politique de la destruction est une politique des solitudes.